À grands jets d’aérosol

Un texte d’Émile Arsenault-Laniel – Photographie par l’auteur

Lorsqu’il est question du graffiti, un art urbain par excellence, on perçoit aisément la connexion entre sa pratique et la liberté qu’elle offre. Des tunnels de la STM jusqu’aux façades du centre-ville, les graffeurs s’approprient l’espace public à grands jets de peinture, et cela, sans trop se restreindre.

Les murs devenant des canevas à ciel ouvert, ils permettent à l’artiste d’accompagner les citoyens au sein de leur vie quotidienne. Des personnes qui n’iraient peut-être pas dans une galerie d’art, mais qui par le biais du graffiti pourraient être amenées à la réflexion. L’objectif n’est pas nécessairement d’imposer une vision, mais plutôt de susciter une interaction directe avec l’observateur, s’immiscer dans son quotidien pour mieux l’atteindre. Du moins, c’est ce qu’avance Makenoize, artiste de rue montréalais connu pour ses bonhommes sourire qui incluent, généralement, un message de paix. Il expose ses œuvres un peu partout à travers la province, et pas seulement d’un point de vue géographique, mais littéralement partout : des intersections achalandées aux panneaux d’autoroute, des immeubles abandonnés aux viaducs.

Cette pratique quasi sportive exige du sang-froid et une grande organisation de la part de cet artiste, qui prend le pouls des lieux avant d’agir. Dans toute cette frénésie, il ressent un mélange d’émotions. Du bien-être la plupart du temps. Puisque l’acte de graffiter, ou de coller dans le cas présent, ne bénéficie pas uniquement à la personne qui contemplera l’œuvre.

En effet, il permet aux créateurs d’exister dans la sphère publique, libérant ainsi le messager de l’anonymat. Selon sa situation, il peut être ardu de se faire entendre, et le graffiti émerge alors comme une forme d’expression alternative puissante. Défiant les autorités, les graffeurs peuvent s’exprimer et, selon le contexte, commettre de la désobéissance civile, c’est-à-dire commettre un acte contraire à la loi pour contester le gouvernement de manière publique. Un individu désobéissant dans le but de tirer des avantages personnels ne fait que mener une contestation privée. « Je crois qu’il y beaucoup de mépris venant des dirigeants de ce monde […] la désobéissance est la réaction qu’entraîne le mépris », mentionne Makenoize.

Pour faire simple, ce n’est pas que de l’esthétisme, c’est aussi un langage.

Un langage parlé par une fratrie tissée serrée, les membres se soutiennent et des normes régissent leur conduite. Par exemple, il n’est pas acceptable de peindre par-dessus un graffiti existant. Cet affront est accentué si l’œuvre recouverte a été réalisée par un artiste ayant laissé une empreinte significative sur la ville, surtout dans des lieux risqués ou très fréquentés.

Et la reconnaissance des pairs a une grande valeur dans ce milieu. Les œuvres sont créées pour être vues, et plus un lieu est difficile d’accès, plus la prouesse est valorisée par la communauté du graffiti. Cette dynamique est illustrée de manière limpide par Maniks, un graffeur montréalais rencontré par Jean-Marc Beausoleil dans le cadre de la confection de son ouvrage Le chrome et le noir : « Il y a le jour et il y a la nuit. Il y a la vie civile et l’aventure du graff […] Plus chaud est l’endroit, plus dangereuse est l’action. Il y a la quantité et la qualité. Il faut écrire son nom le plus souvent possible, mais aussi choisir l’emplacement qui va attirer l’attention, forcer le respect. »

Une occupation de l’environnement qui n’est pas nécessairement appréciée par les municipalités. Pour cause, elles doivent faire face à la gestion des dommages causés et parfois même engager des dépenses pour le nettoyage. Cela dit, une explication sociologique se tient aussi derrière la législation contrant le graffiti, qui, malgré son statut d’art, est une forme directe de vandalisme.

Élaborée par George L. Kelling et James Q. Wilson, la théorie de la fenêtre brisée stipule qu’un signe visible de désordre, comme une fenêtre brisée non réparée, envoie un message que personne ne se soucie de cet espace. Ce laisser-aller incite alors à plus de vandalisme, de délits et de criminalité, car il entraîne une atmosphère d’indifférence et d’impunité.

Ainsi, il ne suffirait que d’un graffiti pour voir le quartier envahi. Qui plus est, cette marque contestataire pourrait entraîner d’autres types de délit de plus grande envergure, ce qui explique qu’en réprimant les graffiteurs, l’État souhaite contrecarrer une criminalité latente.

Si durant des années, les municipalités ont mené une lutte active à l’égard des graffitis en recourant intensivement au nettoyage et en usant de la présence policière, la croisade contre ce moyen d’expression s’est affinée. Pour saisir ce nouveau positionnement, il est nécessaire de comprendre qui sont les acteurs impliqués.

Dans l’univers vibrant de l’art urbain, certains pseudonymes résonnent avec une force particulière, transcendant les frontières géographiques pour toucher un public global. Originaire de la région de Montréal, Monk.E est l’un des membres phares de la scène artistique montréalaise, mais son influence s’étend bien au-delà des rues de la métropole, et ses œuvres sont exposées à travers le monde entier. Revenant tout juste d’un voyage qui enchaînait les escales en Suisse, au Rwanda et en Ouganda, il accepta d’aborder son milieu et les mécanismes qui le régissent.

Dans un autre ordre d’idées, les murales ont commencé à orner les murs des villes telles que Montréal. Visibles de tous, elles attirent l’attention et reçoivent un accueil favorable autant des citoyens que des touristes. Un trait commun unit ces réalisations d’envergure : leur financement provient de tierces personnes. C’est à partir de ce point précis que s’est opérée la transition dans la gestion du graffiti, le combattre n’étant plus une nécessité, du moins plus de la même manière, puisqu’une brèche est ouverte. En effet, la popularité montante de ce médium entraîna un intérêt de la part des corporations et des gouvernements, qui commencèrent à financer des créations prenant la forme de grandes fresques. Par son aspect mainstream, le muralisme essaie de plaire à l’audimat ainsi qu’aux commanditaires.

Dorénavant, c’est à l’interne qu’allait se jouer le conflit et Monk.E illustre bien cela : « À la base, [le muralisme] ce n’était pas pour supporter l’art, mais majoritairement pour enrayer les graffitis que l’on considérait non valides. Évidemment, vingt ans plus tard, l’intention est apparente auprès des pratiquants. […] Comme le graffiti est à contre-culture, une ségrégation se crée entre les artistes qui se veulent des vandales, des puristes de l’illégal et les artistes qui deviennent petit à petit institutionnalisés et acceptés par les corporations»

Par essence, le graffiti est un cri existentiel permettant à son auteur de placer son message aux yeux de tous, ce qui implique de la contestation par l’acte, mais aussi fréquemment par les messages véhiculés à travers les créations. Quant au muralisme, son développement est bénéfique pour les clients puisqu’il accroit la valeur des biens immobiliers et engrange des retombées économiques pour le secteur accueillant l’œuvre. Si le graffiti est un acte de désobéissance à l’égard du système, le muralisme est balisé par ce dit système, qui va en générer du profit. Cette divergence d’intention entraîne une polarisation au sein de la communauté. Pour Monk.E, qui œuvre tant de manière légale qu’illégale, démontrant ainsi son dévouement envers l’art urbain, cette situation s’apparente à la conquête du « Nouveau Monde » par les Européens. Les envahisseurs représentant les élites (corporations, gouvernements, etc.) et les membres des Premières Nations s’apparentant aux artistes : « À l’époque, pour coloniser une partie de l’Amérique, tu t’alliais à une tribu autochtone pour faire la guerre à une autre tribu autochtone. »

Cette divergence d’intention se traduit par des affrontements perceptibles directement sur les murs. Les graffiteurs repassent par-dessus les murales, signifiant ainsi une désapprobation à l’égard de la pratique du muralisme, mais force est de constater que ces œuvres commandées sont inaugurées avec deux objectifs ciblant spécifiquement les pratiquants de l’illégal. Premièrement, les fresques sont souvent réalisées sur des murs déjà recouverts de graffitis, offrant ainsi une forme de dissimulation. Deuxièmement, les autorités municipales croient qu’en recourant à un muraliste, ils dissuaderont les graffeurs illégaux de vandaliser la nouvelle œuvre.

Pour les municipalités, l’idée est de combattre le vandalisme par un mouvement qui ressemble à du vandalisme.

Monk.E ne s’en cache pas, il fut aussi utilisé pour contrer la frange illégale de la scène du graffiti, mais il n’a jamais cessé de pratiquer de manière clandestine et comprend pourquoi ses œuvres se font recouvrir par ses compères : « Dans la nature, lorsqu’une espèce est en trop grande quantité, cela va naturellement créer deux choses : l’augmentation de son prédateur et celle de son parasite. […] Avec l’essor du mouvement muraliste, c’est normal qu’il y ait des parasites et des prédateurs qui veulent rebalancer l’écosystème culturel. »

En d’autres termes, la prolifération de murales à travers l’île de Montréal limite l’espace disponible pour les graffitis illégaux. Dans ce contexte, les vandales sont amenés à recouvrir les œuvres de commande par conviction, mais aussi pour assurer leur propre survie. Ainsi, Monk.E considère la pertinence de travailler à des endroits n’étant pas accessible aux graffiteurs, afin de ne pas saturer l’écosystème, mais pour lui, le problème d’image que se coltine le muralisme ne réside pas uniquement dans l’absence de contestation et du manque d’espace, mais aussi dans les individus qui le pratiquent : « Une proportion considérable [des muralistes] ne tire pas ses origines du mouvement graffiti, mais plutôt des beaux-arts, du graphisme, voire du marketing. Nombre de ces personnes semblent indifférentes aux efforts de ceux qui ont tracé les premiers sillons de cette culture. Certains s’engagent par opportunisme, tandis que pour d’autres, il n’est question que de paraître. Ce sont ces gens qui ont détérioré la relation entre les muralistes et les graffeurs. […] Sans éradiquer complètement l’intervention des institutions, il faudrait tamiser cette dernière, reprendre une attention plus balancée sur l’ensemble du spectrum du graffiti et ne pas seulement donner la gloire au côté aseptisé.»

Lors de l’entretien, les dernières salves de paroles me ramènent à quelque chose que Monk.E mentionna à l’égard des muralistes institutionnalisés : « ils n’ont pas payé leur douze. »

En d’autres termes, pour lui, le danger et les embûches sont ce qui permet de s’imposer sur la scène ; si c’est trop facile, ce n’est plus du graffiti. Le défi est crucial, car la manière dont tu surmontes les obstacles déterminera la renommée que tu acquerras. Et dans ce domaine, les risques sont nombreux et inconnus des intrus.

Outre la surveillance policière, de nombreux obstacles entravent le passage des artistes de rue. Des témoins ordinaires réagissent parfois violemment envers les artistes. Il y a aussi le partage du territoire avec la communauté itinérante, qui doit déjà faire face à ses propres problèmes. Il est aussi nécessaire de prendre des précautions concernant les déchets liés à la consommation de substances puisque les lieux prisés par les graffeurs illégaux sont parfois également fréquentés par des consommateurs n’étant pas nécessairement à l’aise avec la gestion de leur matériel souillé.  

Le dernier point n’aborde que les clientèles avec lesquelles les graffeurs cohabitent, mais les lieux visités représentent également un risque. Il va de soi qu’escalader un château d’eau, se pendre sur le bord d’un viaduc ou se promener dans des édifices désaffectés ne sont pas des activités des plus sécuritaires. De ces dangers vient l’importance des bandes qui permettront, entre autres, de former des nouveaux et d’assurer une plus grande sécurité : surveillance des lieux, présence en cas de blessure, etc.

Une réalité que Monk.E reconfirmera : « De manière générale, je ne crois pas que l’objectif de créer des graffeurs pertinents vient avec l’idée de faire un programme organisé pour eux. ». Toujours selon lui, l’apprentissage de l’art qu’est le graffiti doit passer par une forme de mentorat à l’interne.  Cette approche a un avantage précis : « Il y a des choses qui sont légales et non-éthique, des choses illégales et éthiques […] ma liberté me permet d’éduquer réellement sur le mouvement graffiti. Le développement organique des OG du milieu aide l’éducation des [graffeurs] plus jeunes […] le graffiti se doit d’être un peu rock’ n’roll, il se doit d’être une culture initiatique où c’est un initié qui t’initie. »

Un long processus qui préviendrait la création d’artistes dépourvus de détermination et d’audace au sein de la communauté des graffeurs.  

De l’autre côté du spectre, Cath Laporte revête bien des casquettes : graphiste, chargée de cours à l’UQAM, fermière et anciennement graffeuse. Son style minimaliste facilite l’exploration de sujets d’envergure avec une approche très accessible, que ses œuvres soient exposées dans une galerie ou gribouillées sur la porte d’une cabine dans les toilettes d’un bar.

Cath n’étant pas originalement issu du graffiti, son histoire ainsi que son approche diffèrent grandement des vandales : «  j’ai eu une période où je peignais des déchets dans la rue, avec principalement des messages, je prenais exclusivement des déchets irrécupérables, ce qui excluait les commodes, les chaises. J’ai commencé à Amsterdam, où j’ai vécu pendant sept ans et pour une raison obscure, on y trouvait vraiment beaucoup de matelas dans les rues, c’étaient de parfaits canevas pour peindre à la bombe. Quand je suis revenu à Montréal, j’ai continué. »

Et c’est malheureusement ici que son aventure en matière de graffiti s’est brutalement conclue, laissant au néant de bien belles possibilités.

« Je fais un documentaire sur Vice, ce qui déclencha une guerre avec les gens du regroupement Garbage beauty qui font de l’écriture sur des déchets, ce qui ma refroidit, mais en parlant de ça, cela me donne envie de recommencer », dit-elle avec un grand sourire, avant de préciser qu’elle a tout récemment recommencé à utiliser de la peinture en aérosol, mais dans le confort de son atelier. 

La philosophie qui encadrait sa pratique du bombage tournait autour d’une idée précise : « il y a tellement de marde dans le monde. Je pense qu’il y a moyen de rester dans la légalité tout en étant revendicateur et radical. ».Autrement dit, elle prône la  création qui n’implique pas la destruction du bien commun.

« Je pense qu’il est également important de réfléchir à ce qui est légal et à ce qui ne l’est pas. Comment peut-on dessiner de manière légale tout en restant satisfait de son travail ? Y a-t-il d’autres méthodes ? Parfois, je remarque dans la rue des mini-toiles clouées sur des poteaux, des affiches collées, il existe de nombreuses façons d’interagir avec le mobilier urbain qui restent légales. »

Si le graffiti quitta sa vie, le muralisme lui trouva une place de choix. En effet, en association avec Marc-Olivier Lamothe, elle participa, entre autres, au projet Jardin interconnecté impliquant la Maison des jeunes de Saint-François et la municipalité de Laval. Une initiative qui permit la confection d’une murale-jeu avec la participation des usagers de la ressource communautaire, ce qui fit de son travail une belle introduction au monde de l’art et de la création pour ces jeunes.

Si l’art permet aux intervenants questionnés de s’exprimer et de se libérer, il en va de même pour les enfants participants. Il favorise leur développement, ce qui rend ce type d’atelier très pertinent.


Lors de l’entretien, elle a saisi l’occasion pour proposer une piste de solution simple,  mais susceptible d’avoir un impact positif sur toutes les personnes concernées : aller à la rencontre des petits commerçants, explorer la communauté pour trouver des personnes intéressées par la réalisation d’une œuvre d’art, mais qui n’ont pas nécessairement les moyens de faire appel à des entreprises professionnelles. En d’autres termes, une situation où tout le monde est gagnant.

Pour Catherine, s’impliquer auprès des gens, des institutions, ce n’est pas un problème. C’est l’une des façons de travailler dans le cadre légal, et comme nous l’avons vu précédemment, elle assume pleinement cette approche. En ce qui concerne le climat tendu entre les graffeurs et les muralistes, elle ajoute ceci : « Parce qu’il y a plus d’illustrateurs, plus de designers, plus d’artistes multidisciplinaires qui se lancent dans le muralisme, c’est comme si [les graffeurs] qui sont vraiment rough et les OG [se sentent envahis] et ils ne sont pas tellement à l’aise, mais il y a de la place pour tout le monde et l’un n’empêche pas l’autre. Je pense que c’est une conversation à avoir, on ne devrait pas se sentir menacé par l’autre, mais en même temps, c’est un trait humain. »  

Un trait humain.

Parce qu’en soi, ici, il n’est question que de ça : de la peinture en aérosol et de l’humainerie. On ne dénote pas de mauvais clans, mais que des artistes ayant la capacité d’apporter quelque chose de spécial aux gens, que ce soit par le biais d’un simple smiley portant un message d’amour, d’une fresque gigantesque dans un pays en développement, ou encore en offrant l’opportunité à des jeunes de mettre à profit leur créativité dans un but d’embellissement urbain et d’ouvrir leurs horizons.

Ça aussi, c’est très humain.

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