L’instrumentalisation de la révolte (Basquiat, Banksy & Cie)

Par Émile Arsenault-Laniel

Montage photo par l’auteur

Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles du Trait d’Union.

En date du 26 octobre 2022, l’entreprise Bombay Spirits Company annonce fièrement la collaboration entre la descendance de Jean-Michel Basquiat et la marque Bombay Sapphire. L’entente entraîne la commercialisation d’une bouteille de spiritueux associant le nom de la marque à celui du célèbre artiste new-yorkais.

Ce nouveau produit arbore un visuel prenant source dans l’œuvre Untilted  (L.A Painting), une toile dévoilée pour la première fois en 1982 lors de la deuxième exposition solo du peintre, Jean-Michel Basquiat : Paintings à la Gagosian Gallery. Il n’est pas question d’une œuvre dénonciatrice, mais d’une peinture se nourrissant de l’ambiance californienne pour représenter le sentiment de solitude que lui évoquait la plage de Venice Beach. Une création plus conformiste et conservant certains des éléments emblématiques du créateur comme la fameuse couronne, la pièce de monnaie et le crâne.

Le message est simple, s’offrir cette bouteille de gin format 750 ml, c’est avoir la chance de posséder une œuvre de Jean-Michel Basquiat, et cela pour la modique somme de trente dollars et cinquante cents. Une acquisition qui ne froissera pas le grand public puisqu’on utilise certes l’image d’un artiste irrévérencieux et critique de sa société, mais en s’assurant de demeurer dans une zone de grande neutralité. Une manière comme une autre pour éviter d’aborder ses griefs visant le système de justice américain, son travail allant à l’encontre de la société de consommation ainsi que ses dénonciations à l’égard des injustices raciales vécues par la communauté afro-américaine.

Avant de pénétrer dans le vif du sujet, qui est ce prodige new-yorkais passant de contestataire à argument de vente pour une multinationale?

Né le 22 décembre 1960 à Brooklyn de l’union d’une portoricaine et d’un haïtien, Jean-Michel Basquiat va se faire connaître en travaillant de pair avec Al Diaz sur le projet SAMO© (Same old shit). C’est à la fin des années 70 qu’apparaîtront les premières inscriptions du duo sur les murs new-yorkais. Des murs qui devenaient par le fait même un puissant médium d’expression. Il n’y avait pas de véritable ligne directrice, tout pouvait être digne d’une phrase à l’aérosol, et ces fameux énoncés ne laisseront pas les lecteurs indifférents. Avec l’engouement autour de leurs actes, les graffeurs accepteront de dévoiler leur histoire à Philip Faflick, journaliste pour le Village Voice.

Après cette sortie médiatique, Basquiat s’investira pleinement dans son rôle d’artiste. Une situation qui entraînera une certaine distance entre les deux collaborateurs. C’est au même moment que les choses commencèrent à changer pour Basquiat. Il participa à l’émission TV Party en se présentant comme étant SAMO©, retirant ainsi Al Diaz de l’équation.

Lui-même en situation d’itinérance, il logera chez de nombreux amis avant de s’installer dans l’East Village et de fréquenter le Mudd Club où performaient des artistes comme Madonna, B-52s et Blondie. Il gravitera autour de personnes avec des références communes et se constituera un réseau d’importance. C’est lors de cette période que Andy Warhol va repérer pour la première fois le jeune artiste, mais sans établir de lien. Il n’était qu’un graffeur prometteur vendant ses œuvres sur la place publique alors que Warhol avait déjà atteint un statut important dans le monde de l’art.

Le renouveau artistique était florissant, on assistait aux balbutiements de la culture hip-hop, que ce soit à Harlem ou dans le sud du Bronx. Cette  situation affectera le sentiment porté par l’artiste sur le développement culturel de son bastion, c’est-à-dire le centre-ville de New York, par des acteurs majoritairement blancs. Son parcours sera indissociable de ce ressenti. À travers ses projets, Basquiat présentera ce que c’est d’être noir dans un système tendant à écraser l’individu. Son œuvre permettra aussi de mettre de l’avant certaines des figures afro-américaines délaissées par les institutions autant d’un point de vue historique qu’artistique. Selon Suzanne Mallouk, l’artiste était lui-même incapable de héler un taxi ou bien d’accompagner certains de ses amis dans les établissements prestigieux qu’ils fréquentaient. Sur la durée, son cheval de bataille entrainera anxiété, dépression et fatigue raciale.

À cette époque, la ville de New York est misérable pour certains et sensationnelle pour d’autres. Dans tous les cas, elle avait l’allure d’une jungle imprévisible. Les crimes se multipliaient, les salles de cinéma diffusaient des films pornographiques à journée longue, certaines infrastructures étaient visiblement croulantes et les problèmes de toxicomanie se vivaient à découvert. Les gens suivant les normes sociétales fuyaient vers la banlieue ou délaissaient l’espace public. De ce fait, les marginaux prenaient l’espace nouvellement libéré. Le contrôle social n’étant plus actif, la délinquance s’enracina. Une période qui sera représentée avec subjectivité par les travaux du photographe Miron Zownir. L’ambiance entourant cette réalité crasseuse va être source d’inspiration pour une tonne d’artistes émergents et Basquiat ne fera pas exception.

Dans les faits, sa démarche sera tellement ancrée dans son environnement qu’elle finira par déteindre sur la perception du public. Dans l’imaginaire collectif, l’histoire de Jean-Michel Basquiat est similaire à celle racontée par Voltaire à travers sa pièce L’Ingénu. Un jeune prodige issu de la diversité, provenant d’un milieu économiquement précaire et qui maîtrise son art de manière innée, et bien évidemment, pour le plus grand plaisir de la bourgeoisie. S’il est possible de dresser un lien véritable entre cette vision d’un virtuose sans éducation ni culture (popularisé par l’artiste lui-même) et le concept de profilage racial, il n’en reste qu’elle est partiellement fictive. Basquiat fut élevé dans une famille de la classe moyenne, sa mère encouragera fortement son amour pour l’art et lui enseignera l’importance de l’éducation. Il commencera donc à dessiner très tôt, il en sera de même pour la lecture. À l’âge de sept ans, le jeune Basquiat est heurté par une voiture. Il passera un mois à l’hôpital et se fera offrir le livre Gray’s Anatomy, un ouvrage qui aura une forte influence sur son travail. La même année, ses parents divorceront et il rejoindra son père et ses deux sœurs. À l’âge de 8 ans, il est déjà considéré comme trilingue. Des années plus tard, l’internement de sa mère dans un hôpital psychiatrique ainsi que des déménagements réguliers pousseront le jeune homme à la rébellion. Malgré quelques fugues, c’est à 17 ans que Jean-Michel Basquiat abandonnera ses études et quittera le domicile familial pour croquer la vie à pleines dents.

Avant même d’avoir atteint l’apogée, l’artiste interpréta le premier rôle du film Downtown 1981 pour le réalisateur, Edo Bertoglio. Un long-métrage permettant de bien saisir le milieu dans lequel Basquiat s’est développé.

En prime, la création du cinéaste suisse intègre des morceaux du groupe fondé par Basquiat et ses amis, Gray. Si l’artiste est reconnu pour ses peintures et dans une moindre mesure pour sa poésie, il usait aussi de ses mains pour jouer de la clarinette et du synthétiseur. Il quittera le groupe en 1980 après avoir obtenu les louanges du milieu artistique pour son implication dans le Times Square Show. Cet événement mettait de l’avant les artistes de l’avant-garde new-yorkaise, donc la bande de Basquiat qui réalisant des œuvres associables au mouvement néo-pop et celle se situant au sud du centre-ville qui travaillait un univers artistique plus axé sur le graffiti et le hip-hop. Tristement, le départ de Basquiat entraînera la dissolution de Gray qui se produira pour la dernière fois le trois août au Mudd Club.

C’est en 1982 qu’une histoire d’amour débute. Après plusieurs expositions et encore plus d’accomplissements à son actif, Basquiat sera officiellement présenté à Andy Warhol par le marchand d’art Bruno Bischofberger et une forte relation s’établira entre les deux artistes. L’un cherchait à obtenir une forme de légitimité et l’autre à dynamiser une carrière stagnante. Ils travailleront énormément ensemble, s’impliquant mutuellement dans la carrière de l’autre. Warhol mentionnera même qu’il percevait Basquiat comme son propre fils. De plus, il était un véritable frein aux comportements autodestructeurs de son protégé. En effet, Jean-Michel Basquiat avait un penchant certain pour l’héroïne.

La galerie new-yorkaise Tony Shafrazi sera le théâtre d’une monumentale débâcle critique visant le travail de Basquiat et Warhol. Leur deuxième exposition collaborative se nommait Paintings et présentait des toiles travaillées de la main des deux artistes. Plusieurs thématiques étaient abordées dont l’inclusion de la culture afro-américaine et le consumérisme. L’un des formats privilégiés était l’altération du logo d’une grande marque par les artistes (ex : General Electric, Arm & Hammer, Del Monte, Paramount) ou bien de jouer avec les codes du circulaire, voir les deux en même temps. L’un des critiques de l’époque dépeindra Basquiat comme une simple mascotte, ce qui n’était pas une première puisqu’il était régulièrement présenté par la presse comme une sangsue s’accrochant à la gloire de son mentor. Malheureusement, cet évènement aura raison de cette amitié, l’année 1985 sera donc celle de la rupture pour les deux comparses. Quelque temps après la dégradation de leur relation, Warhol décédera des complications d’une intervention chirurgicale de routine. Après la mort de son ami, Basquiat traversera une violente dépression et perdra le contrôle de son addiction.

L’itinérance, le sida et l’usage de drogues mettront fin à la grande fête new-yorkaise. En effet, la consommation de substances augmenta en flèche, le nombre de personnes sans domicile fixe et les cambriolages augmentèrent aussi. En réponse à ces montées, les forces de l’ordre furent plus actives dans les rues. Simultanément, le virus du sida s’installa. La ville de New York disposa des panneaux affichant la montée croissante du nombre de décès qu’engendrait l’infection, les gens paniquèrent et l’insouciance laissa place à la paranoïa.

En ce qui concerne Jean-Michel Basquiat, il quitta la mégapole pour Hawaï avec en tête une simple mission, celle de se sevrer de l’héroïne et de la cocaïne. Pour se faire, il loua un ranch et ne consomma que de la marijuana et de l’alcool lors d’une réclusion qui dura plusieurs mois.

Selon le témoignage de ses proches, c’est en pleine forme qu’il retrouva la ville de New York. Il était question d’un Basquiat revigoré et qui avait l’intention de quitter de nouveau sa ville natale, mais cette fois-ci pour le continent africain. Il savait qu’il ne pouvait pas rester sur place, que cela représentait un risque. Quelque temps plus tard, on aperçut un jeune toxicomane se promener dans l’East Village avant de quitter Manhattan pour rejoindre Brooklyn. À la recherche de drogue, il s’arrêta face à la devanture d’une cave à vin. L’homme était maigre et des plaies ouvertes couvraient son visage. Il pénétra les lieux, Jean-Michel Basquiat venait de rechuter. Le lendemain, il sera retrouvé mort d’une surdose provoquée par la prise de speedball, une injection d’héroïne mélangée à de la cocaïne. Beaucoup de ses proches ont la croyance sincère que son sevrage affecta son degré de tolérance à la drogue, transformant ainsi une dose banale en une dose létale. Le vendredi 12 août 1988 sera donc marqué par le décès de l’artiste laissant derrière lui plus de 800 tableaux, 1500 dessins et une influence durable.

Certains artistes révoltés ont déjà renié leurs positions et les accomplissements associés à ces dernières, c’est le cas de Jack Kerouac, mais Jean-Michel Basquiat ne fait pas partie de ceux-ci. Alors des questions s’imposent, pourquoi une entreprise cherchant le profit utiliserait l’image d’un homme qui était aussi acerbe vis-à-vis du système? Et encore plus largement, qu’est-ce qui entraîne un milieu mercantile comme celui de l’art à glorifier des artistes dénonçant sa structure?

Il faut prendre en considération que dans l’écosystème artistique, les œuvres ne sont plus de simples objets culturels, mais aussi de la marchandise. L’intérêt d’une œuvre d’art se trouvant sur le marché réside aussi dans la valeur qu’elle pourrait prendre. Il est question de spéculation à la manière du marché boursier. Pour un investisseur, le sous-texte d’une pièce prometteuse n’a aucune importance, ce qui devient prioritaire c’est la valeur de l’œuvre et l’aptitude de cette dernière à croître. En somme, ce qui prime c’est de réaliser un bon placement. Cette situation dénature complètement le travail et le message se voulant partagé par les artistes.

Il est possible d’illustrer cette situation avec un exemple frappant. En octobre 2013, un modeste kiosque fut installé à Central Park. Un vieil homme s’occupait de la vente de toiles réalisées à l’aide de pochoirs. L’installation resta à la disposition des passants pour une fin de semaine et les peintures étaient vendues à 60$ l’unité. Après le retrait de cette attraction, Banksy informa par le biais de son site que les œuvres sur place étaient des originaux signés de sa main. Les projets de l’artiste britannique créent la convoitise et se vendent à des milliers de dollars. Sans l’association à son nom, on retire une certification monétaire aux œuvres. Ceci explique qu’on ne s’intéressa que très peu aux toiles de Banksy vendues par l’acteur qui se trouvait dans le parc, elles étaient insignifiantes puisque sans valeur apparente.

Ce n’est pas la seule action qu’il va entreprendre contre le milieu de l’art. L’œuvre Girl With Balloon sera installée dans un cadre dissimulant un broyeur conçu pour déchirer cette dernière lors d’une vente aux enchères réalisée par Sotheby’s. Lorsque le marteau frappa pour officialiser la vente de 1.4 millions de dollars, le cadre libéra la moitié inférieure de la toile qui était dorénavant en lambeaux et suspendue dans le vide, les gens présents dans la salle crièrent et une alarme de sécurité retentit. L’objectif derrière la performance de l’artiste était de protester contre la marchandisation de l’art. Cela dit, la maison d’enchères qualifiera l’événement de spectaculaire et la toile partiellement détruite en 2018 sera remise en vente en 2021 et permettra à sa propriétaire d’engranger 25.4 millions de dollars américains.

Ce qui représente une vente approximativement 18 fois supérieure à la somme investie quelques années auparavant. La toile sera même renommée Love is in the Bin et Olivier Barker, président de la branche européenne de Sotheby’s, affirmera qu’elle était dorénavant la peinture la plus iconique du 21e siècle.

En ayant voulu dénoncer le marché de l’art, Banksy lui a donné plus de puissance. Le système utilisa son action comme une plus-value, on détourna l’évènement pour engendrer encore plus de bénéfices. Bien sûr, la toile est remise en vente et entraîne un profit monstrueux, mais la performance de l’artiste va devenir une histoire que les médias d’information s’arracheront. Pour les gens au sein de ce système, les individus comme Banksy ne sont pas une menace, bien au contraire. Les agissements artistiques à l’encontre du pouvoir établi n’ont que très peu d’impact concret, mais ils amènent du divertissement et une certaine fraîcheur exploitable.

Et c’est bien cet aspect narratif qui pose un problème.

Banksy est un artiste qui provient de la rue, son identité est anonyme et il enfreint la loi en réalisant des graffitis à travers le globe.

C’est un récit qui est vendeur pour le grand public et de la même manière que pour Basquiat, on va instrumentaliser son parcours. Si aujourd’hui, des marques comme Herschel et UNIQLO signent des contrats pour obtenir le droit à l’utilisation de l’imaginaire de Jean-Michel Basquiat, ce n’est pas pour partager ses idées avec la masse, mais parce qu’il est possible de vendre son histoire.

À la manière d’œuvres de fiction, la réalité est édulcorée par les marques. On ne mentionne pas les problèmes d’addiction de Basquiat qui entraînaient négligence et paranoïa. L’artiste est engagé, mais on évite de parler de ses positions. Il est vaguement question de la dénonciation du racisme, ce qui est factuel, mais aussi dans l’air du temps. On va mettre de l’avant sa courte liaison avec Madonna puisqu’il s’agit d’un élément « cocasse ».

Pour faire simple, on présente un prodige lisse et sympathique, accomplissant des choses incroyablement vagues et ne pouvant léser quelqu’un avec des valeurs prosociales. Et face à cela, le public répond positivement. Il est apte à débourser même si la démarche est vide de sens, puisqu’en l’état, Basquiat n’est plus vecteur de ses idéaux et n’est que l’ombre de lui-même.

C’est le comble pour quelqu’un horrifié à l’idée d’être perçu comme la mascotte de son mentor, un simple faire valoir utilisé pour mettre de l’avant quelque chose d’autre.

Les artistes comme Basquiat et Banksy dénoncent avec force un système et ses dérives, mais sont prisonniers de celui-ci. L’art de Banksy est vendu dans des galeries à des gens fortunés, présenté entre quatre murs en échange de billets ou bien repeint par l’État dans une guerre contre le vandalisme. Même vivant, il ne peut pas combattre cela.

Comme démontré plus haut, ses attaques sont vivifiantes pour le système, mais elles sont aussi prévisibles. D’une certaine façon, le comportement de Banksy est cliché. Détruire son œuvre avec un cadre piégé ne va pas à l’encontre des agissements que l’on attend de lui. Il est dépeint comme un révolutionnaire, alors qu’il en soit ainsi. En entretien avec les médias d’information, les dirigeants de Sotheby’s vont affirmer qu’ils se doutaient bien que Banksy allait tenter quelque chose. Cela collait avec son image, le système a intégré son comportement pour en tirer bénéfice.

Lorsque des éco-militants projettent de la soupe sur Les tournesols de Van Gogh et de la purée sur Les meules de Monet, ils mettent à risque la valeur des toiles. À l’inverse, quand un artiste comme Banksy altère une œuvre, cela devient un moment de franche rigolade que l’on mentionne avec un sourire béat et l’objet en lui-même se voit transformé en une ode à l’opposition valant plusieurs millions de dollars.

Pour finir en simplicité,

Banksy est enfermé et ses actes dénaturés. Basquiat est décédé et son legs commercialisé.

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