Trans en 2023 : de Maisonneuve à Ottawa

Par Noah Boisjoli-Jebali

Cent-cinquante projets de loi ciblant les droits des personnes transgenres ont été déposés à travers les États-Unis depuis le début de l’année 20231. De fait, dans l’Utah2 et le Dakota du Sud3, les soins d’affirmation de genre sont maintenant proscrits pour tout individu de moins de dix-huit ans. Certains États considèrent même élever cet âge à vingt-et-un, voire vingt-six ans4.

Bien qu’aucun projet de loi de cette ampleur n’ait été introduit ici pour l’instant, des activistes et des expert·e·s déplorent une montée de la rhétorique transphobe au Canada5 – une situation « terrifiante », selon Fae Johnstone, la directrice exécutive de Wisdom2Action6.

Place à l’amélioration à Maisonneuve

J’ai donc mené un sondage anonyme au sein de la population transgenre et non-binaire du Collège de Maisonneuve afin de prendre le pouls de la situation. Onze ont répondua – ce qui est un échantillon plutôt raisonnable étant donné que 0,79% des membres de notre génération seraient trans ou non-binaires7, soit une cinquantaine de personnes à Maisonneuve.

Et le constat? C’est mitigé. Certes, la majorité des sondé·e·s décrivent la communauté étudiante comme « plutôt ouverte » et je n’ai reçu aucun témoignage d’intimidation en raison de l’identité de genre. 

Cependant, cinq des onze sondé·e·s se sentent « plus ou moins en sécurité » ou « peu en sécurité » dans les toilettes et les vestiaires du cégep, contre cinq autres qui s’y décrivent « plutôt en sécurité »b. Un seul individu se dit « très en sécurité ».

De plus, trois personnes ont rapporté avoir eu des enseignant·e·s qui refusaient d’utiliser leurs pronoms ou ceux d’un·e autre élèvec ; c’est ce qui est appelé du « mégenrage » (calque du verbe anglais misgender). Un homme trans déclare même s’être fait appeler une fille par un professeur « incapable d’utiliser [ses] pronoms ». L’étudiant ajoute : « Même après l’avoir corrigé, il ne semblait pas essayer de s’améliorer. » 

En plus des trois cas précédemment mentionnés, des sondé·e·s témoignent d’un manque d’éducation au sein de la communauté enseignante et étudiante sur le respect des pronoms. « Beaucoup d’autres professeurs étaient simplement confus, mais ne mettaient pas d’efforts dans leur compréhension de l’identité de genre, ce qui menait à beaucoup de mégenrage », explique une des personnes interrogées.

Un autre étudiant rapporte : « En ce qui concerne les pronoms, je n’ai pas eu de problème au niveau de la demande, mais 75% des gens à qui je l’ai communiqué ne les respectent pas. »

Cela dit, la communauté transgenre et non-binaire du cégep ne tarit pas de suggestions afin d’améliorer la situation à Maisonneuve. Sans surprise, le sujet des toilettes figure en tête des priorités. Plusieurs revendiquent l’ajout de toilettes unisexes, individuelles ou qui leur seraient réservées. « C’est la chose qui me pose le plus problème », confie un étudiant. « Le nombre de fois que je dois faire le tour du cégep et des étages pour [trouver une toilette “handicapée”] qui ne soit pas occupée est épuisant. »

Des sondé·e·s proposent également d’offrir au corps enseignant une « courte formation sur l’identité de genre et les pronoms afin de diminuer le mégenrage causé par l’ignorance ». La formation pourrait aussi inclure « la façon dont [les enseignants] peuvent répondre à un·e étudiant·e lorsqu’ils se trompent sur leurs pronoms, ainsi que les façons pour mieux assimiler un changement de prénom et de pronoms et s’y habituer plus rapidement ».

L’ajout des pronoms des élèves à la liste de classe ainsi que la sanction du mégenrage intentionnel sont également cités parmi les idées d’améliorations.

Ottawa et la liberté d’expression

De telles revendications s’inscrivent dans la même lignée que l’adoption du projet de loi C-16 par le Sénat canadien en juin 2017.

En bref, le projet de loi C-16 condamne la discrimination, les crimes haineux et la propagande haineuse sur le base de l’identité ou de l’expression de genre dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et le Code criminel8.

Avant cet ajout, lors des cas de discrimination contre les personnes transgenres, le Sénat devait invoquer les motifs fondés sur le sexe ou la déficienced ; or, selon un rapport publié par un comité de spécialistes en 1999, le motif du sexe « ne [tenait] peut-être pas compte de tous les aspects de l’expérience transsexuelle, surtout de la décision de changer de sexe et la réalisation du passage au sexe opposé » et le motif de la déficience « [semblait] réduire à une pure question médicale le sentiment d’appartenir au sexe opposé »9. Il était donc temps de se moderniser.

Le projet de loi s’appuyait également sur de récentes statistiques d’après lesquelles 20% des personnes transgenres en Ontario avaient déjà été agressées physiquement ou sexuellement parce qu’elles étaient trans, et 13% avaient perdu un emploi pour la même raison.

Personne ne devrait vivre dans la peur d’être ce qu’il est. Au même titre que tous les autres citoyens canadiens, les personnes transgenres ont droit au respect et à  la dignité.

Marie-Claude Landry, présidente de la Commission canadienne des droits de la personne10

Le projet de loi C-16 a néanmoins été le sujet de certaines inquiétudes concernant la liberté d’expression. Jordan B. Peterson, professeur de psychologie à l’Université de Toronto, en a été le principal contestataire. Au dire du professeur, à cause du projet de loi, le mégenrage deviendrait une forme de discours haineux et Peterson pourrait être arrêté pour avoir refusé d’utiliser les pronoms d’un·e de ses élèves trans. « Je ne vais pas utiliser les mots que les autres me demandent d’utiliser. Surtout s’ils sont créés par des idéologues radicaux de gauche », a-t-il déclaré dans une vidéo sur YouTube11. La professeure en droit de l’Université de Toronto Brenda Cossman a quant à elle jugé ces appréhensions injustifiées, affirmant que la simple mauvaise utilisation des pronoms d’un individu ne constituait pas un discours haineux devant la loi, et encore moins une cause d’arrestation. Pour l’instant, les craintes de Peterson ne se sont pas matérialisées à l’échelle canadienne12.

Une loi similaire au projet de loi C-16 avait d’ailleurs été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec un an plus tôt13.

La « maladresse dangereuse » de Québec

Les acquis de la communauté transgenre du Québec et du Canada n’en demeurent pas moins précaires.

En automne 2021, le ministre de la Justice au Québec Simon Jolin-Barrette a présenté sa réforme du droit de la famille, aussi connue sous le nom de projet de loi 2. Cette réforme prévoyait, entre autres, rendre obligatoire la chirurgie génitale pour qu’une personne trans ou intersexe (voir le glossaire à la fin) puisse changer la mention de sexe sur son certificat de naissance. Pour celles et ceux qui n’auraient pas subi d’intervention chirurgicale, une mention de genre aurait pu être ajoutée au document sur demande14.

Des activistes LGBTQ+ ont toutefois dénoncé cette création d’une « catégorie à part » qui pourrait exposer les personnes transgenres à davantage de discrimination en exposant leur transidentité – une « maladresse dangereuse », peut-on lire dans une lettre ouverte parue dans le magazine Elle Québec15.

Québec a finalement amendé le projet de loi 2 afin d’en retirer l’exigence de chirurgie génitale et ajouter l’option d’une mention de sexe « X » sur les documents d’état civil16.

Remous à McGill

Un nouvel événement a récemment secoué la communauté trans du Québec et du Canada – et cette fois-ci, l’incident se déroulait en plein centre-ville de Montréal.

Le 10 janvier 2023, le professeur britannique et diplômé de McGill Robert Wintemute était censé donner une conférence à l’Université McGill intitulée « Le débat entre sexe et (identité de) genre au Royaume-Uni et le divorce entre LGB (lesbienne-gay-bisexuel·le) et T (transgenre) »17. La conférence, qui était organisée par la Faculté de droit et le Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique, a rapidement été interrompue par une manifestation « paisible, mais bruyante » d’une centaine de personnes, en majorité des étudiant·e·s de McGill18.

Wintemute est un professeur de droit spécialisé en droits de la personne au King’s College de Londres. Il est également, depuis 2021, un des six membres de l’administration de la LGB Alliance, une organisation d’origine britannique qui milite pour les droits des personnes cisgenres attirées par le même sexe et insiste sur sa séparation des personnes transgenres et non-binaires. D’après l’association, le mouvement trans nuirait aux droits des femmes et des personnes LGB19 – notamment les lesbiennes, qui subiraient une « pression » grandissante20 de « devenir » des hommes.

Celeste Trianon, activiste trans et la porte-parole de la manifestation, ne partage pas cette opinion21. Elle explique : « L’homophobie et la transphobie sont les deux facettes d’un même problème. […] Les politiciens qui avancent aujourd’hui des idées anti-trans sont les mêmes que ceux qui avançaient des idées homophobes il y a à peine dix ans. » De telles initiatives de la droite viseraient à « diviser [la communauté LGBTQ+] pour mieux [la] conquérir »22.

La LGB Alliance, qui nie être transphobe23, supporte la thérapie de conversion pour les personnes trans et s’oppose à la prescription « scandaleuse » de bloqueurs d’hormones aux personnes mineures19. Une recherche menée par le département de psychiatrie de Harvard démontre pourtant que les bloqueurs d’hormones, qui permettent de mettre la puberté des jeunes transgenres sur pause, améliorent significativement la santé mentale de celles et ceux qui en ont reçu24.

« Les femmes ont des droits elles aussi, mais la plupart ont peur de s’exprimer à cause de l’intimidation du mouvement transgenre », a commenté Robert Wintemute après l’annulation de sa conférence25.

Une lettre ouverte rédigée par le comité d’organisation de la manifestation avance plutôt l’inverse : « Les droits des personnes transgenres ne peuvent être séparés des droits des personnes gaies ou lesbiennes et ne vont pas à l’encontre des droits des enfants ni des femmes cisgenres. » Appuyée entre autres par l’association étudiante de McGill, celle de Concordia et une quinzaine d’organisations LGBTQ+ québécoises, la lettre soutient que la Faculté de droit aurait « contribué directement au même recul des droits de la personne que celui qui afflige notre monde ces derniers temps »26.

Les manifestant·e·s ont scandé des slogans tels que « F*** your system, f*** your hate, trans rights are not up for debate », puis sont entré·e·s dans la salle afin de débrancher le projecteur et lancer de la farine sur Wintemute27. Le professeur les a décrit·e·s comme « hystériques »28 et a comparé l’événement à l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021.

L’Université McGill donnerait-elle une plateforme à un avocat ouvertement misogyne qui milite activement pour que les femmes retournent dans la cuisine? Non. Alors pourquoi McGill ferait-elle la même chose aux personnes trans?

Extrait de la lettre ouverte

Selon Robert Wintemute et le doyen de la Faculté de droit Robert Leckey, l’interruption de la conférence par les manifestant·e·s constituerait une enfreinte à la liberté académique et à la démocratie. Celeste Trianon dément cette allégation : « Je pense qu’il est important de faire une distinction entre discours libre et discours haineux. Et ici, [la conférence de Wintemute est] un discours purement haineux. »28


Cliquez ici pour accéder aux résultats quantitatifs du sondage

Glossaire

Non-binaire (adjectif) : Personne dont l’identité de genre se situe en-dehors de la binarité homme/femme.

Transgenre (adjectif) : Personne dont l’identité de genre (homme, femme, non-binaire, etc.) diffère du sexe à la naissance.

Cisgenre (adjectif) : Personne dont l’identité de genre correspond au sexe à la naissance. La majorité de la population est cisgenre.

Mégenrage : Mauvaise utilisation des pronoms d’une personne.

Intersexe (adjectif) : Personne « dont les caractéristiques sexuelles ne correspondent pas aux «normes» typiques et binaires masculines ou féminines », selon Amnistie internationale.

Notes de bas de page

a Certain·e·s étudient présentement à Maisonneuve, d’autres y ont étudié durant les 5 dernières années.

b À titre de comparaison, dix sur onze se sentent en sécurité dans le cégep en général.

c Le sondage étant complètement anonyme, aucun nom n’a été révélé. (Ce n’était d’ailleurs pas le but.)

d Définition selon l’Office des personnes handicapées du Québec : « Une déficience dans la structure ou dans le fonctionnement d’un système organique […] peut causer des incapacités temporaires ou permanentes à accomplir une activité physique ou mentale. »

Notices bibliographiques

Image mise en avant : Rafael Garcin sur Unsplash