Balade montréalaise

Par Émile Arsenault-Laniel

Photo par l’auteur

Son corps se glisse à travers le grillage. Dans l’ombre d’un viaduc, il enjambe les rails.

La rue est déserte, la silhouette se déplace silencieusement avec le poids d’un sac sur les épaules. Des éclats de lumière viennent rompre avec la noirceur relative des lieux. Devant la caméra, des traces de peinture sont prises pour cibles. Le paysage urbain est le canevas des anonymes, où naissent des traces éphémères à l’arrière-goût de danger, mais pour l’instant, il est le terrain de jeu de cet observateur. Un travail à charge documentaire, ce n’est qu’une question de temps avant qu’une entreprise de nettoyage ou d’autres artistes recouvrent la zone.

Les immeubles deviennent gris et la route continue, l’avancement aussi. Au loin, l’entrepôt Van Horne disparaît, le château d’eau n’est plus.

Le métro est plein.

Les passagers se déploient dans l’espace. Fluides comme l’eau, ils envahissent chaque parcelle des voitures. Dès qu’une tête quitte vers la surface, la masse se restructure pour pallier le vide. Même si on assimile facilement les usagers à un tout, les regards s’évitent dans cet espace où l’indifférence est reine.

Sur son siège, un homme fléchit vers l’avant. Sa tête est maintenue par ses mains. Une situation permettant la mise en évidence de ses doigts, certains manquent à l’appel. La conséquence directe d’un hiver glacial.

Prochain arrêt, Saint-Laurent 

Un peu plus loin dans le wagon, un appareil pendouille sur l’épaule de son propriétaire. Les portes s’ouvrent, le photographe serpente entre les individus qui trouvent refuge dans la nacelle. Cette dernière disparaîtra dans un long corridor de béton, le joyau du réseau de transport collectif.

Dès la traversée de l’arche réalisée, odeurs et écriteaux travaillent de pair pour offrir une plongée dans l’exotisme. L’observateur aguerri s’enfonce dans le quartier.

Les actes sont spontanés, voire mécaniques. À travers l’œilleton, il isole des évènements. En appuyant sur le déclencheur, il s’attèle à la captation du mouvement dans l’espace. À la foule, il se cramponne et c’est en une fraction de seconde que la création s’impose.

Cette prise sur le vif, Henri Cartier-Bresson l’appelait l’instant décisif.

L’une des rues n’attire pas les visiteurs, ces commerces semblent fermés. Plus bas, un citadin se tient devant la devanture de ce qui semble être un ancien restaurant.

Le trottoir est recouvert de déchets. De prime abord, il n’y avait qu’une personne, mais les recoins offrent un repli à une dizaine d’âmes. L’individu aperçu initialement est debout contre une paroi vitrée. Il tremble en regardant le sol. Son visage creusé se relève lentement et toise le survenant. Progressivement, les yeux se décrochent. Après quelques pas, il pousse la porte d’un bloc appartement et s’évapore. De l’extérieur, l’attentif scrute toujours le portique délabré.

En levant la tête, il aperçoit les fenêtres obstruées par des planches de bois ou des serviettes de plage en lambeaux. L’un des morceaux de tissu est plus usé que les autres, il laisse entrevoir le mur de ce qui semble être une petite chambre. Sur cette cloison, une lumière tamisée permet de projeter des ombres dansantes, beaucoup d’ombres.

Objectif vers le bas, le témoin rebrousse chemin. Les mélodies orientales se dissolvent progressivement, laissant place au bruit de la circulation symptomatique d’un océan d’asphalte.

C’est dans des ruelles vertes qu’il refait surface, l’œil collé à son matériel.

Le temps est chaud et le curieux se mélange à la faune.

Des gens en camisole étendent leurs vêtements sur d’interminables cordes à linge. Les matous traversent avec assurance la distance qui les séparent du prochain repas. Des enfants s’envoient le ballon et se tassent pour laisser passer le conducteur d’une berline noire. Un véhicule qui détonne avec les voitures couvertes de rouille aperçues plus tôt, signe d’un embourgeoisement envahissant.

Sur son perchoir se tient un autre type d’observateur. Cigarette au bec, on contemple l’activité quotidienne. Plus bas, l’occupant s’installe devant les marques d’un vandale. Fesses contre le sol, il s’attèle à la tâche. Il ne bouge plus, ne respire plus.

Clic 

Soulevant son corps, il traîne ses chaussures jusqu’au coin de la ruelle. Il n’existe plus.

Les rayons du soleil couchant se reflètent dans les vitrines des prêteurs sur gages et les clients affluent chez Oscar.

La 125 freine devant un attroupement organisé.

Et c’est la fin d’une belle journée.