P’tite histoire du gonzo : journalisme, motos et porno

Écrit par Émile Arsenault-Laniel

Photo par l’auteur

Le journalisme ultra-subjectif, ou gonzo, repose sur l’expérience vécue. Une approche qui s’explique par l’envie de prendre le contre-pied de la vision très encadrée et objective prônée par les mœurs journalistiques lors de la création de cette forme de reportage. Une méthode allant à l’encontre d’une rigueur structurelle toujours présente dans le milieu journalistique contemporain. Il est question d’un mode de partage priorisant la plongée du lecteur au sein d’un sujet par l’utilisation d’une narration dite subjective. L’auteur est au centre de son propre récit, lui qui aborde l’événement du point d’un témoin direct. 

Le digne représentant de ce procédé se trouve être Hunter S. Thompson : délinquant, toxicomane, instable et journaliste prestigieux. Né en 1937 à Louiseville, Thompson est reconnu pour une fougue  acquise ou plutôt présente depuis sa tendre enfance, mais celle-ci sera décuplée par le décès de son paternel lorsque le jeune Thompson n’a que 14 ans.

Il s’enrôle dans l’armée américaine et vit son premier contact avec le journalisme en tant que chroniqueur sportif sur une base militaire, le poussant ainsi à se plonger dans ce domaine. Une insubordination entraînera son renvoi. Nouvellement libre de ses obligations, il multipliera les petits contrats pour des publications telles que le Time ou le Middletown Daily.

En manque d’aventure, il quitte sa terre natale pour Porto Rico, où il travaille pour plusieurs journaux avant de revenir aux États-Unis et de s’installer sous la bannière du New York Herald Tribune. Il profitera de cette période pour rédiger The Rum Diary, un ouvrage personnel se focalisant sur un journaliste (Thompson lui-même) qui débarque dans les Caraïbes pour réaliser un travail approximatif dans un journal précaire en enchaînant les bières entre deux sujets boiteux. Le texte ne sera publié qu’en 1998, mais il est question de la première incursion dans ce qui va être baptisé le journalisme gonzo.

C’est en 1965 qu’il va faire la rencontre de membres en règle des Hells Angels. À ce moment de son histoire, l’organisation est connue du grand public pour ses immenses débauches nécessitant de s’approprier de petites bourgades et entraînant la zizanie chez les communautés visitées. Une situation causant voies de fait, viols collectifs, introductions par effraction et une diversité conséquente de crimes à faire rougir les plus endurcis; tout cela sur une période qui s’échelonne sur plusieurs jours.

Une image véridique, mais unilatérale encouragée par le traitement que font les médias d’information qui n’abordent que ces frasques effrayantes, utilisant la frayeur et les craintes pour vendre du papier.

Hunter S. Thompson va donc fraterniser avec cette bande de motards criminalisés pour brosser un portrait se voulant plus près de la réalité, l’amenant ainsi à participer aux activités de ce groupe. Il faut spécifier que le fonctionnement des Hells que connut Thompson n’est pas comparable à l’organisation que nous connaissons aujourd’hui. Il était question d’une structure prônant la liberté individuelle et se réalisant autour de celle-ci, elle ne se soumettait à aucune règle provenant de l’extérieur et la vie s’organisait entre les balades en Harley et de grandes fêtes où drogues et alcool  affluaient. 

Cette collaboration d’une année se conclura par le passage à tabac du journaliste par des motards intoxiqués. Cette expérience mènera à la rédaction de Hell’s Angels, un ouvrage propulsant la carrière de l’auteur et menant la découverte de sa méthode. Cette situation lui permettra alors d’obtenir du travail dans des magazines tels que le Rolling Stone. Pour les plus curieux, la phrase qui entraînera son passage à tabac sera celle-ci : 

« Only a punk beats his wife and his dog. » 

Visiblement, un de ces hors-la-loi appréciait assez Thompson pour lui offrir un traitement similaire à celui qu’il réservait à sa propre femme et si l’on se fie à l’ouvrage de la première personne concernée par cet acte d’une grande barbarie, dès qu’un Hells commençait à frapper, les autres suivaient.

C’est véritablement avec la publication de The Kentucky Derby Is Decadent and Depraved pour le Scanlan’s que le journalisme ultra-subjectif ou gonzo va être identifié comme un nouveau genre. Un élément cocasse sachant que l’attrait de ce texte en particulier proviendra de la difficulté qu’a eue le journaliste à gérer l’utilisation de son temps. Le travail ressemblera à la mise en commun de notes qu’aurait rapidement prises l’auteur. Le lectorat sera conquis et le procédé voyagera.

Ce qui engendrera la création d’une meute d’intellectuels-fauteurs de trouble fortement inspirée du travail de Thompson. Il faut comprendre que si l’expérience est véritablement vécue par le journaliste appliquant la méthode gonzo, l’information peut être biaisée par l’implication de celui-ci. De plus, si ce dernier suit le même régime que Hunter S. Thompson, c’est-à-dire une consommation abusive d’alcool et de drogue, les observations peuvent être teintées. Le procédé modifie d’une certaine façon le réel, mais offre une vision plus impressionnante restant à la limite du journalisme, car toujours dans un souci de trouver et d’offrir la vérité. Selon William McKeen, président du département de journalisme de l’Université de Boston et l’auteur de la biographie d’Hunter S. Thompson, malgré l’approche profondément subjective du savant délinquant, celui-ci resta fidèle à son titre de journaliste sans jamais traverser la frontière séparant l’information de la propagande. Des dires encore plus pertinents sachant qu’il s’intéressa énormément à la politique américaine au courant de sa prolifique carrière.

Un élément pouvant paraître surprenant, mais qui ne l’est pas au vu du traitement de notre propre histoire, c’est qu’il est possible de remonter bien avant la naissance d’Hunter S. Thompson pour trouver des traces du journalisme gonzo. En effet, Thompson popularisa le genre et lui donna son aspect « sale gosse », mais c’est au 19e siècle que l’aventure de Nellie Bly débute.

Âgée de 21 ans, Bly, de son véritable nom Elizabeth Jane Cochran, va rédiger une vive critique à l’encontre d’un article s’intitulant What Girls Are Good For. Le journal Pittsburgh Dispatch sera fortement impressionné par la jeune auteure, lui permettant de se faire embaucher et ainsi de se faire un nom dans un domaine qui était très peu inclusif à l’égard des femmes.

À l’image de Thompson, Bly va être affecté par la mort de son père, une trace qui va être constitutive de son style, puisque cela entraînera une certaine précarité et l’arrivée d’une nouvelle figure paternelle encline à la violence. Une situation qui poussera cette journaliste à se tourner plus tard vers les misères vécues par la classe ouvrière américaine. Après un départ précipité du Mexique pour fuir un gouvernement n’appréciant guère son travail, elle va se rendre à New York et trouver sa place au sein de la rédaction du New York World dirigé par Joseph Pulitzer. Pour le quotidien, elle simulera la folie et se fera placer de force au New York Lunatic Asylum, situé sur l’île de Blackwell Island, en tant que Nellie Brown, une immigrante cubaine fraîchement débarquée. La tâche va révéler des conditions et des pratiques scandaleuses de la part du personnel manquant de formation et, par extension, de l’État. Dans ce lieu se trouvaient évidemment des femmes atteintes de maladie mentale, mais aussi des immigrantes ne parlant pas anglais et des femmes pauvres et sans famille. Qui plus est, l’hôpital, conçu pour accueillir mille patients, en contenait mille six cents. C’est après dix jours d’internement que le journal obtient la libération de la journaliste. Son travail fut publié sous la forme d’un article en deux parties et d’un ouvrage se nommant Ten Days in a Mad-House.

Ce qui fait de Nellie Bly la créatrice du concept de reportage « sous couverture » et accessoirement des grandes lignes du journalisme gonzo, et cela même si le terme n’existait pas en 1887.

Si elle ne peut être considérée comme la créatrice de ce genre, il est impossible de la dissocier de celui-ci. Cependant, il faut reconnaître qu’elle ne glisse pas entièrement dans le carquois de ce qui deviendra la méthode des journalistes « gonzoïdes ».

Cette dernière savait user de l’aspect plus sensationnel de l’information pour vendre des exemplaires et se faire aimer des lecteurs, devenant ainsi une journaliste vedette. Cette notoriété ne peut être remise en doute sachant que la simple mention de son nom permettait d’attirer l’attention des consommateurs et que les concurrents du New York World se doteront à leur tour de journalistes répliquant la méthode de Bly pour tirer bénéfice de son succès.

Contrairement à ce que prônait Thompson, l’approche sensationnelle tendant vers le divertissement vient affaiblir le travail journalistique qu’elle offre, mais ne retire en rien l’importance de celle qui deviendra un véritable pilier de l’univers journalistique.

Par définition, l’observateur usant de la méthode gonzo le fait dans un souci d’honnêteté envers le public, il cherche à être le plus près possible de la réalité, celle qu’il vit et capture sur le vif, en s’immergeant dans l’événement quitte à sacrifier l’objectivité. Une décision se plaçant à l’encontre du formatage d’une industrie offrant de l’information à la manière d’objets de consommation. À la suite de son enquête à l’actuelle Roosevelt Island, Bly va refuser de s’attarder sur le point de vue des employés de l’asile et cela même après plusieurs années, préférant antagoniser le personnel du New York Lunatic Asylum. En revanche, un journaliste québécois du 21ème siècle agissant de la sorte contreviendrait aux articles suivants du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec :

Art. 9 : Qualités de l’information

 d) équilibre : dans le traitement d’un sujet, présentation d’une juste pondération du point de vue des parties en présence ;

Art. 17 : Équité

Les journalistes et les médias d’information traitent avec équité les personnes et les groupes qui font l’objet de l’information ou avec lesquels ils sont en interaction.

Le journalisme gonzo, de la même manière que le nouveau journalisme, ne traverse en principe jamais la limitation tracée entre le travail journalistique et l’aberration déontologique puisque les règles empruntées aux œuvres de fictions ne servent qu’à la passation d’informations concernant l’émotion de l’auteur et de l’information reçue, donc toujours factuelles. Certes, le tout est narré comme si le journaliste était le personnage d’une histoire fictionnelle interagissant avec des individus l’étant aussi, mais il est question d’une forme de journalisme se basant sur le partage de sentiments et non pas sur du sensationnel au détriment de la véracité (du moins en théorie). 

Il est toujours possible de trouver des artistes plongeant la tête première dans des sujets incongrus et controversés, appliquant les codes immanents du journalisme ultra-subjectif, et cela, même au Québec.

Jean-Marc Beausoleil en est un exemple frappant. L’auteur de l’essai Pornodyssée, une saison dans l’industrie pornographique québécoise s’est imprégné de l’univers du film pour adultes se développant au Québec et fut le témoin direct de ses rouages. Il faut savoir que la ville de Montréal est une plaque tournante pour cette industrie, celle-ci se voulant discrète, comme l’explique Maxime Bergeron en entretien avec Annie Desrochers pour faire la promotion de son documentaire,  Montréal XXX :

« Il reste quand même un stigmate, un tabou assez puissant; même en 2019, même dans une ville ouverte comme Montréal, même dans des compagnies qui offrent des conditions de travail avantageuses pis des emplois intéressants. […] Les gens ont souvent peur de la réaction de leur famille. »

Ce que permet le travail de Jean-Marc Beausoleil, c’est de franchir cette barrière. Le lecteur va être immergé, de la même manière que fut l’auteur, dans l’industrie pornographique pas si fièrement québécoise.  

L’approche de Beausoleil permet de présenter ce milieu sans pour autant verser dans l’excès. Il n’est pas dans une approche glorifiante et à l’inverse ne noircit pas le portrait qu’il dépeint. Il se présente comme le témoin de situations, certaines d’une grande violence et d’autres pouvant être considérées comme une accession à la réussite capitaliste. Cela dit, en bout de ligne, ce que l’auteur vient offrir, c’est le parcours des personnes qu’il a côtoyées. Pas des monstres, mais des personnes ordinaires avec des problèmes et des comportements l’étant tout autant.

Et c’est là tout l’intérêt du gonzo

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