Menteuse

Par Émile Arsenault-Laniel

Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles du Trait d’Union.

La culture visuelle est en constante production, signifiant ainsi que des artistes travaillent de manière à rendre disponible à tous une multitude de facettes prenant racine dans le même tableau, c’est-à-dire la réalité. Comme l’avance le médecin et intellectuel du 20ème siècle, Henri Laborit, le système nerveux par le biais des stimuli issus de l’interaction entre l’être humain et son environnement vont permettre de cumuler des empreintes laissées en mémoire. Le cortex cérébral peut par la suite prendre les informations et associer ces dernières pour produire une nouvelle image. Un exemple concret pourrait être la création du mythe de Pégase, naissant du sang de la gorgone Méduse à la suite de sa décapitation par Persée. Cet étalon ailé est l’association parfaite de l’oiseau et du cheval. Il suffit de faire l’observation des deux bêtes pour pouvoir associer ces dernières et produire la créature provenant de l’imaginaire. 

Il en est de même pour l’entièreté des œuvres artistiques. Ce qui est déjà devient matière à nouveauté. Prenons l’exemple de Martin Scorsese, qui va s’appuyer sur New York, la ville l’abritant depuis sa tendre enfance, mais aussi sur la vie d’un de ses oncles et de la formation d’un groupe par le prisme d’une forte amitié. Le ramenant ainsi au rituel de bande avec les symboles et les codes inhérents à son époque, donc à ses expériences de jeunesse. Il va utiliser celles-ci pour assembler son deuxième court-métrage It’s Not Just You, Murray. Cette œuvre est le condensé de l’échange qu’entretient le réalisateur d’origine sicilienne avec son environnement, une réponse à son propre vécu. 

L’art ne peut s’absoudre du réel, mais ironiquement ne peut représenter pleinement ce dernier. Cette faille nourrit la vision que portent des penseurs comme Guy Debord et Noam Chomsky sur les structures de pouvoir et l’utilisation des médias, puisqu’il est toujours question de la limitation de la perception et du maniement de l’image. Cette réalité fut pleinement démontrée par un regroupement de photographes lors de la réalisation du projet Disraeli, une expérience humaine en photographie, un travail fêtant ses cinquante années d’existence et étant abordé pour l’occasion par le Musée d’histoire sociale de Montréal. Étant donné que l’évènement est actuellement réinterprété et observé à l’aide d’un regard contemporain, je me permet d’en faire de même pour exposer un traitement de l’information en accord avec les pensées de Chomsky et de Debord puis comment ce dernier peut être utilisé de manière insidieuse dans un autre contexte pour manipuler la masse.

L’idéologie du Groupe d’action photographique était simple, représenter l’être humain par le biais de l’image en exprimant ses conditions d’existence. C’est donc dans cette optique que le groupe s’installe pour une période de trois mois dans la municipalité de Disraeli, une ville se trouvant dans la région de Chaudière-Appalaches, pour mettre en image le quotidien de la population. Si l’observation se déroule paisiblement durant l’été 1972, c’est l’année 1974 qui verra paraître la version définitive du projet. L’approche pertinente de cette escouade d’artistes ne va pas de pair avec les attentes de certains. En effet, l’accueil de la municipalité ne sera aucunement chaleureux, celle-ci considérant s’être fait berner par les jeunes artistes. Selon la ville, il s’agirait d’une fausse représentation de cette dernière. L’accent n’est jamais mis sur les avancées au profit d’une vision plus intime et rurale de Disraeli. Il n’est aucunement question d’une faute lorsque l’on s’attarde sur la méthode de travail des photographes. Ils ne se sont jamais cachés lors de la production, organisant même des événements pour présenter les avancées et les grandes lignes du projet. Il ne peut s’agir de tromperie. Pourtant, il est vrai que l’image offerte n’est pas en accord avec ce que le maire de la ville va mettre de l’avant lors de sa réaction publique : « C’est révoltant que de constater que ces gens aient complètement ignoré que Disraeli offre à sa population les services professionnels de médecins, avocats, notaires (…), la Chambre de Commerce et autres, tout cela a été omis, les choses n’en resteront pas là. »

Une situation s’expliquant par le point de vue des artisans et du médium qu’est la photographie. D’une part, l’observation d’un artiste n’est jamais neutre. La perspective d’un observateur va toujours être modelée par des éléments tels que la culture, les connaissances et la sensibilité de ce dernier. Des facteurs qui permettent à l’artiste d’avoir une vision lui étant propre. D’une autre part, l’objet photographique ne sera techniquement limité que par l’espace disponible dans le cadre et les idées du créateur, car il est bien question d’une création et cela même si le support se trouve être la réalité. Comme le mentionne Matthieu Raffard dans La soif d’images, « Le technicien de l’image incise le réel à plusieurs niveaux. Il retranche à la réalité sa profondeur en projetant ses trois dimensions sur une surface plane, extrait du cours du temps un unique instant, cadre un certain espace dans lequel il peut aussi, comme un metteur en scène, ajouter ou enlever des éléments ». Ces paroles illustrent pleinement la possibilité de transformer un moment précis par l’utilisation du médium photographique. Une altération qui est obligatoire, car il y a rejet de tout ce qui ne se trouve pas dans la délimitation de cadrage, le reste étant sélectionné par le créateur. 

Le projet Disraeli démontre pleinement que l’utilisation de la photographie peut devenir problématique lorsque l’image est d’une utilité informationnelle. Le résultat de cette immersion est présenté comme un photoreportage, mais le portrait n’est pas complet. Au risque d’être redondant, prendre le corps d’un appareil, glisser son œil contre l’œilleton et prendre la décision d’appuyer sur le déclencheur, c’est rejeter tout le reste. Il n’est plus uniquement question de rendre l’image plus intéressante à l’œil, d’offrir un aspect spectaculaire ou bien d’améliorer la lisibilité. Il faut prendre en considération qu’il est possible d’utiliser les limitations de la photographie pour transformer le récit d’un événement. La présentation incomplète de l’information et la manière dont cette dernière va être présentée vont conséquemment exercer une influence sur la réaction de l’auditoire et cela même si l’information est véritable. Par exemple, lorsqu’une photographie est prise dans le cadre d’une arrestation policière et qu’elle ne présente que le moment de l’entrave à la liberté, il n’est aucunement question du contexte entraînant cette privation. L’élément justifiant l’acte est manquant et pour le spectateur exposé à l’image, il n’existe pas. Dans l’éventualité d’une diffusion, l’image pourrait entraîner une réaction négative à l’égard de l’institution policière. Peut-être que cette grogne populaire est justifiée, mais dans les faits, rien ne permet de sauter aux conclusions avec les éléments offerts. Cette réalité est reconnue par les services policiers, tel que démontré par l’intérêt que porte le SPVM à l’idée d’équiper les agents d’une caméra corporelle pour obtenir une vue d’ensemble des interventions et par le fait même éviter les problématiques associées aux appareils extérieurs. Si ce genre de maniement peut découler d’une tromperie délibérée, il semble raisonnable de penser que l’omission involontaire n’a pas à être rayée de l’équation. 

À l’inverse, l’utilisation de l’objet photographique permet aussi de sciemment manipuler l’opinion publique. Un segment tiré de la thèse Le choc des images, Propagande et manipulation des émotions permet de pleinement démontrer ce constat : « Lors de la guerre du Golfe, les fournisseurs de photos étaient obsédés par leur intérêt, celui de vendre l’image choc pour justifier la guerre et les interventions. » Dans une situation comme celle-ci, la couverture médiatique de grande envergure offre au public une dose de spectaculaire amenant la comprommission des véritables enjeux autours de cette crise et, qui plus est en, ne faisant qu’effleurer la problématique. L’objectif étant de matraquer la population occidentale d’images choquantes et de faire valoir l’interventionnisme américain comme une action nécessaire, l’information se rendant à l’audimat par le biais d’une imagerie suscitant l’indignation. Le message est le suivant : il est nécessaire de réagir avec verdeur face à l’annexion du Koweït par l’Irak puisqu’il est question de la violation des droits de la personne et de l’occupation illégale d’un territoire, mais comme le soulève Noam Chomsky dans son ouvrage Propagande, médias et démocratie, quand l’Afrique du Sud s’est appropriée la Namibie, cette dernière n’a pas subi le même traitement. Il faut croire qu’il n’y avait pas assez de puits de pétrole au sein de son territoire. Cette incohérence flagrante n’a aucunement été mentionnée par les médias et ne teinta pas l’opinion publique puisque ledit public de cette fiction institutionnalisée ne pouvait réaliser l’ironie de la situation, celle-ci n’étant que très peu médiatisée. Ce n’est pas que l’image n’était pas sélective en ce qui concerne l’information et le discours à partager, c’est qu’elle n’existait tout simplement pas. L’acceptation du mensonge est intrinsèque à la société du spectacle comme l’avance Guy Debord. Des tonnes d’exemples similaires démontrent l’ingérence de l’État et le penchant de celui-ci pour la manipulation, pourtant cela n’entraîne qu’une passivité déconcertante. La population subissant le spectacle acquiesce à la mise en scène. 

On n’expose qu’une vision mensongère par le biais de la photographie, une réplique de substance véridique, mais cette dernière ne pourra jamais constituer la vérité puisqu’elle n’est pas complète. Une situation permettant de prendre un événement et d’en modifier l’essence. Il est question d’une voie directe vers la manipulation tendancieuse et la désinformation. Le mot d’ordre n’est certainement pas de s’éloigner de l’art qu’est l’image, mais d’être apte à prendre du recul et d’éviter le piège que représente l’instrumentalisation de ses limites.

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