Sida, Larry et Kids

Par Émile Arsenault-Laniel

Photographie ci-haut : Noctambules, septembre 2022, Émile Arsenault-Laniel

Le 5 juin 1981, des infections au sida sont recensées sur le territoire américain, le premier cas est documenté dès 1959 en République démocratique du Congo, mais ce n’est que des années après les faits que les scientifiques dressent un lien entre ce cas particulier et le VIH. Il n’était mention que de morts suspectes, maintenant il est officiellement question d’une épidémie. L’infection s’attaquant au système immunitaire, des patients immunodéprimés sont répertoriés aux quatre coins du pays. Le constat est brutal, malgré l’effort, les cas sont en constante augmentation et il faudra des années pour que la crise se stabilise. La situation épidémiologique s’immisçant directement dans l’intimité des individus, l’inconscient collectif est affecté, engendrant, par le fait même, un terreau fertile pour les artistes. Ceux qui se lèvent en alliés de la cause en passant des revendications et des messages propres aux personnes infectées à la manière de Derek Jarman et son film Blue partageant par sa bande sonore l’univers intérieur de l’artiste lui-même infecté et décédant du sida quelque temps après la sortie de son œuvre finale. Une façon de présenter les personnes infectées d’une autre manière que par le spectre de la frayeur ou de la maladie. D’autres créatifs comme Nicholas Nixon vont, à l’inverse, prendre cette problématique et appuyer l’aspect plus alarmiste de l’épidémie en prenant des photographies de patients diminués par le virus et par conséquent recevoir les foudres d’associations se battant pour une représentation moins stigmatisante des individus séropositifs. Les artistes mentionnés précédemment avaient à cœur cette cause et par leurs travaux venaient sensibiliser la population sur les conditions et le risque du VIH. Il va en être de même pour une tête brûlée qui, en s’extirpant de l’ombre avec son œuvre la plus emblématique, va flirter avec l’image de ce fléau.

Larry Clark est dans un premier temps un photographe natif de l’Oklahoma, un détail important sachant qu’à travers son objectif, il s’intéresse à une jeunesse américaine meurtrie et marginalisée s’enfonçant pleinement dans une vie d’excès. S’attardant de manière très tangible sur le corps, sans fioriture ni retenue, une approche lui valant la conspuassion de ses confrères à ses débuts lorsqu’il sortira son premier ouvrage photographique Tulsa traitant de la problématique d’addiction aux amphétamines qui ronge sa ville d’origine, cette dernière donnera son nom au projet. Ce  travail de documentation s’étale de 1963 jusqu’en 1971 et qui pour certaines personnes se rapproche plus du voyeurisme que du véritable besoin d’apprendre. Une œuvre amenant déjà son intérêt pour le corps, mais aussi de l’altération et de la destruction de celui-ci, cette fois-ci par la drogue, mais plus tard dans sa carrière par d’autres méthodes. Son travail continue avec Teenage Lust, un album autobiographique publié en 1983 et présentant son adolescence par le biais de l’objet photographique ainsi que The Perfect Childhood en 1992, un recueil de photographies qui n’avaient pas été utilisées jusque-là. Dans les deux cas, l’appareil est toujours axé sur l’individu et son enveloppe charnelle dans des situations se voulant sauvages et causées d’une certaine façon par le désir qui sera consubstantiel à la drogue dure, celle l’étant moins et les ébats amoureux. Ce qui nous amène à l’année 1995, où un changement de médium va s’opérer pour le photographe devenant metteur en scène.

Dans ses jeunes années, le futur cinéaste avait déjà l’ambition de mettre en scène un long-métrage, mais ses déboires avec les stupéfiants ne faisaient pas de lui un candidat viable pour les cadres des studios de cinéma. C’est des décennies plus tard, après une désintoxication et le visionnement du film Drugstore Cowboy de Gus Van Sant, qu’il va s’atteler à la tâche en sachant précisément ce qu’il veut traiter par le prisme de cette première tentative d’immersion dans le monde du 7ème Art :

« I decided to make a film about what is happening with teenagers today (…) I didn’t want to make a film about myself. I look around and all the kids… And I found that… At least visually more exciting. Teenagers with skateboards. (…) I want to make a film about the world of skateboarding and about these kids. » 

Après une longue plongée dans le monde du skateboard pour peaufiner ses connaissances, il va faire la rencontre à New York d’Harmony Korine qui lui présentera le premier jet d’un scénario s’approchant de ce que Larry Clark voulait présenter au public, c’est-à-dire une histoire retranscrivant fidèlement ce que l’artiste a aperçu pendant ses années d’observation chez les jeunes skateurs qui l’intéressent tant. Selon ses propres dires, il s’agit d’une ouverture sur un monde normalement secret et inaccessible pour les non-initiés. Le scénariste recevra donc la tâche d’écrire le scénario d’un film qui s’intitulera Kids.

Œuvre majeure du cinéma indépendant américain, Kids retrace pointilleusement la vie de la jeunesse new-yorkaise des années 90 et cela pour une courte et intense escapade dans le quotidien d’individus carburant aux sensations fortes, le tout avec une technique réfléchie pour donner une impression de documentaire à l’audimat avec l’utilisation d’une caméra à l’épaule, de dialogues en apparence spontanés et la sélection d’acteurs parmi la communauté du skate new-yorkaise. Une approche en lien avec l’intérêt que porte le réalisateur pour la véracité. Si cet aspect de proximité correspond au style de Clark, ce n’est pas le seul élément qui fait la part belle à son univers. Une ligne écrite pour un personnage secondaire permet de comprendre avec précision l’intention du long-métrage :

« I don’t know any kids with AIDS. No one I know has never died from that shit. It’s like some make-believe that the whole word believes. »

La réplique divulgue une des thématiques, voire la thématique la plus importante de l’œuvre : la propagation du VIH et les conséquences du délestage des mesures de protection. En effet, si le film se démarque par son univers à l’aspect cru et ancré à même la rue, c’est aussi par le traitement du corps et de son écroulement programmé que l’œuvre va marquer l’esprit des spectateurs, le récit tournant autour du personnage de Telly, un jeune homme atteint du sida. Ignorant sa condition, l’obsession qu’il entretient pour la pureté des corps toujours vierges l’amène à infecter ses conquêtes, occasionnant ainsi une course poursuite sous haute pression à travers les rues de New York pour mettre fin à la propagation du virus. Dans un cadre festif où les drogues et le skateboard se tiennent comme des balises régissant la conduite des personnages, la maladie vient détonner avec l’ambiance générale, les scènes de transmission devenant de la sorte plus frappantes, plus choquantes, le spectateur étant témoin d’une scène brisant le rythme du récit. L’obligeant ainsi à être l’unique observateur de l’altération, de la possible mort de ces adolescents. La fête s’arrête le temps d’un instant. Pour Anna Musleswki, doctorante en études cinématographiques et audiovisuelles, il s’agit d’un catalyseur disruptif venant volontairement contrarier le spectateur et entraver son immersion dans l’œuvre. Il n’a plus un regard passif sur l’image, il est obligé de se creuser les méninges et de penser à son rapport face à ce qu’il regarde, à ce qu’il vit. 

Une réalité qui vient aussi heurter les « Kids » lorsqu’un l’un deux se réveille, fixe la caméra et dit avant de conclure l’œuvre :

« Jesus Christ. What happened ? »

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