37 secondes

Par Guillaume Houle

Avertissement : Discussion de suicide et d’automutilation

Demain, c’est la fin.

Demain, c’est la fin.

Demain, c’est la fin.

Cette toute petite phrase tourne en boucle dans ma tête comme l’eau tiède de la douche me frappe le visage. Après un certain temps, la phrase n’arrive plus à tenir dans ma tête et elle se glisse au bout de mes lèvres.

Je sors de la douche. Je me regarde dans le miroir. Je suis magnifique. Tout le monde le dit. Comment une fille aussi magnifique peut-elle aller si mal ? se demandent mes amis et ma famille. Je ne sais pas quoi répondre à cette question. C’est une question plutôt compliquée.

La phrase que je répète en enfilant mes vêtements me surprend un peu. Une phrase me tournait en tête et sortait involontairement de ma bouche depuis un bon bout de temps.

Bientôt, ce sera fini.

Bientôt, ce sera fini.

Bientôt, ce sera fini.

Cette phrase était vague. Mais depuis ce matin, depuis les préparatifs d’hier, le mot demain se trouve maintenant dans la phrase. Cette temporalité nouvelle me donne envie de sourire. Je me regarde dans le miroir. Je souris. Ça semble même convaincant. Demain, c’est la fin.

Je vais plus mal depuis le départ de Lars, c’est évident. Il me permettait de paraître plus solide. Je m’agrippais à lui de toutes mes forces. Je n’allais pas bien, même lorsque je l’ai connu. Après trois ans de vie de couple, l’angoisse est devenue très forte. Dans certains moments d’égarement, je me grattais les bras et les cuisses. Je ne pouvais plus cacher ma tendance à la mutilation.

Lars est revenu du travail. J’étais assise en petite boule, les ongles rougis. J’avais si honte de moi. Mes bras et mes cuisses avaient été creusés par l’angoisse. Je me sentais comme une enfant idiote. Un animal qui ne peut retenir une pulsion. Il était dégouté. Je lui ai promis de consulter. Lorsque les crises revenaient, je m’assommais. J’ai pu le cacher un temps. Ce n’était pourtant pas la solution. J’ai refait mon manège. Les plaies n’étaient pas belles à voir. Il m’a forcé à enlever mon pyjama. Il était furieux. Mes bras et mes cuisses étaient creusés en profondeur. Il a menacé de me quitter. J’ai fait tout ce qu’il voulait, mais il est parti quand même. Ironiquement, je ne me suis plus creusé le corps depuis son départ. Cette pulsion s’est enfuie. Je ne la sens plus. À dire vrai, je ne sens plus grand-chose.

J’ai toujours pensé que les gens déprimés pleuraient sans arrêt. Des Madeleine inconsolables qui devaient ingurgiter du soleil en pilules pour arriver à apprécier une margarita. Je me trompais. Ma dépression a commencé le jour où j’ai arrêté de pleurer. Le jour où plus aucune pilule n’arrivait à me donner un peu de soleil. Le jour où je me suis émoussée. Maintenant, cette phrase vit et meurt au bout de mes lèvres. Demain, c’est la fin.

Je devrais avoir peur de mourir. Je devrais pleurer. Je devrais ressentir plein d’émotions. Je souris. Ma réflexion est parfaite aujourd’hui. Je ne sens rien et demain, c’est la fin.

Au travail, je mets de l’ordre dans mes papiers. Mon bureau est resplendissant. Un collègue salue mon organisation sans faille. Je lui réponds qu’on ne sait jamais quand le jour de notre fin arrivera et qu’il vaut mieux partir en laissant un bureau en ordre. Il est très mal à l’aise. Il reste figé devant moi, puis attrape son cellulaire en feignant de recevoir un appel. Je me sens mal pour lui, je déteste imposer ma détresse aux gens autour de moi. Je fais quelques pas pour m’approcher, pour m’excuser de mon attitude négative, mais il est déjà parti. Je quitte mon bureau.

La salle des employés est bondée. L’ambiance est toujours festive le vendredi. À la condition que les employés mangent ensemble, la dernière journée de la semaine, le patron accorde l’après-midi de congé. Cette mesure vise à solidifier l’équipe et l’affaire semble fonctionner. Je m’assois entre mes deux meilleures amies du bureau : Lyne et Marthe. Devant nous, le petit nouveau, Stan, déguste son sandwich.

Mon plat de pâtes est froid, mais je l’aime mieux ainsi. Et en plus je n’ai pas à faire la file pour le micro-ondes. Les collègues parlent de la fin de semaine à venir. On prévoit aller à la plage. Stan est timide, mais souligne qu’il a un rendez-vous. Les filles font toutes sortes d’onomatopées comiques.

Je porte constamment des gilets à manches longues, même en plein été. Je cache toujours mes bras, pièces à conviction de mon mal-être. Mais j’ai chaud. J’ai d’ailleurs souvent chaud. Je relève mes manches. Lyne, Marthe et Stan arrêtent de manger. Lyne connaît mes problèmes. Elle est gênée. Elle regarde autour pour s’assurer que les autres n’ont pas accès au spectacle des cicatrices. Je ne sais pas ce qui me prend. Je suis gênée. Je vire au rouge. Stan semble réfléchir à la bonne chose à dire. Marthe porte toute son attention sur son cellulaire. Lyne met ses mains sur mes épaules et plonge son regard dans le mien. Elle frictionne mes épaules, puis remonte mes manches.

Je m’excuse. J’avais un peu chaud.

Voyons, ne t’excuse pas.

Je vais aller voir si je ne peux pas ajuster l’air climatisé. Je reviens.

J’étais si gênée, j’ai laissé mon plat de pâtes sur la table et je suis rentrée chez moi. Je prépare le matériel que je mets sur ma table de chevet. Ça devrait me glacer le sang, mais je ne sens rien du tout.

Lorsque je repense à tout ça, aux phrases qui me tournent dans la tête depuis toujours, je me rends compte que j’aspire depuis toujours à autre chose. Lorsque j’étais enfant, je me disais : demain, je serai grande. Lorsque j’étudiais à l’université, je me disais : demain, je serai comptable. Lorsque je suis devenue comptable, je me disais : demain, je serai amoureuse. Lorsque je suis tombée en amour, je me disais : demain, je serai heureuse. Lorsque tout s’est effondré, je me suis mise à répéter : bientôt, tout sera fini. Mais aujourd’hui, je le sais, sans équivoque : demain, c’est la fin.

Je n’ai jamais pu apprécier le présent. Je suis constamment en attente. J’écoute la petite musique dull pour faire patienter, me préparant à ce qu’on me réponde, m’attendant à avoir des réponses. Mais la petite musique dull est toujours de plus en plus dull. Je m’allonge dans mon lit. J’ai mis mon alarme à six heures. Demain, je vais faire le grand ménage, je vais mettre ma plus belle robe, puis je vais appeler les services d’urgence, puis je vais mourir paisiblement dans mon sommeil. Je ferme la lumière. C’est ma dernière nuit de sommeil sur Terre. Demain, ce sera la fin.

Le téléphone sonne. Ça me réveille. J’ouvre la lumière. Je ne reconnais pas le numéro de téléphone sur l’écran. J’hésite. C’est probablement un scam.

Allo.

Allo. Eh, c’est Stan…

Stan…

Le Stan de la job.

Oui, ok.

Je voulais pas te déranger.

Pas de problème.

Je sais, c’est bizarre d’appeler le monde même.

Ben non. Je peux t’aider ?

Mon frère est mort et puis, em…

Mes condoléances.

Non, ça fait longtemps.

Oh, ok.

Il s’est enlevé la vie.

Oh…

Mon frère avait des scratchs sur les bras… Je t’ai cherché à la job, pis je te trouvais pas…

Oh…

Sûrement que je suis bizarre, pis que je m’en fais trop, mais on pourrait aller prendre une marche demain.

Ben, j’ai des projets.

Je t’invite. À l’aube. Je suis un lève-tôt. Sur le bord de la Batiscan, c’est super beau.

Je vais y penser.

Parfait. Ben, bonne nuit.

Eh. Bonne nuit.

Trente-sept secondes. Je regarde longtemps la durée de l’appel. Je suis un peu retournée. Je me lève pour aller aux toilettes. Je me regarde dans le miroir. Je sens quelque chose, je sais pas trop quoi. Ça pince dans le fond de ma gorge. Puis, j’explose. Je braille pendant presque vingt minutes. Je ne sais pas ça fait combien de temps que ça ne m’est pas arrivé.

Je retourne dans le lit, les yeux rougis. Demain, c’est… Je regarde le kit pour mourir qui trône sur ma table de chevet. J’hésite. J’étais tellement sûre il n’y a même pas une heure. Demain, c’est… Demain, je ne sais pas.


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