Par Noah Boisjoli-Jebali
Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles du Trait d’Union.
Pourquoi les jeunes préfèrent-ils désormais l’anglais au français ? C’est simple : le français est obsolète. Sa conception du genre diverge radicalement avec la réalité moderne et s’il ne s’y adapte pas, il mourra. C’est une question de sélection naturelle. Les risques, incontestables, se font déjà ressentir dans le déclin de la langue française au Québec.
Le deuxième sexe
« Le masculin l’emporte sur le féminin. » Tout le monde a appris cette pseudo-règle à l’école primaire, et tout le monde s’en souvient. Deux camps s’opposent : ceux qui s’offusquent (et avec raison1) de la formulation misogyne de la règle, et ceux qui la justifient par le fait que le pronom « il », en français, est également considéré comme le genre neutre. L’Académie française le défend ainsi : « Il convient de rappeler que le masculin est en français le genre non marqué et peut de ce fait désigner indifféremment les hommes et les femmes ; en revanche, le féminin est appelé plus pertinemment le genre marqué. »
Je propose un troisième camp. Je reconnais que « il » est, historiquement, tout autant masculin que neutre. Cela dit, il serait absurde de nier sa symbolique, à la fois parce qu’il est systématiquement associé au masculin au quotidien, et parce qu’il s’agit, de toute façon, d’une subtilité de langage que la plupart des francophones ne connaissent pas. À quoi sert de jouer sur des détails de la langue ? C’est élitiste. Une langue doit être accessible, et ce « il » neutre ne la facilite pas – d’où la nécessité d’un nouveau genre neutre mieux démarqué. La grammaire française n’est pas immuable : elle devrait se conformer à la réalité de l’époque, pas l’inverse.
Simone de Beauvoir, une philosophe et écrivaine française (1908-1986), a brillamment décrit l’enjeu : « En effet, l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre, c’est-à-dire le mâle et l’être humain, tandis que la femme est seulement le négatif, la femelle. » Pourquoi, au XXIe siècle, la femme devrait-elle encore rester le deuxième sexe – le deuxième pronom, l’exception à la règle ?
Simone De Beauvoir en 1967
Sachez cependant qu’il existe des alternatives à l’écriture inclusive, si vous la trouvez trop compliquée2. La règle de proximité, par exemple, était en usage avant celle de la primauté du masculin. Elle veut que l’adjectif suivant une énumération de noms s’accorde en genre avec le dernier nom de l’énumération. Ainsi, au lieu de dire « Félix, Rémi et Sarah sont beaux », on dirait « Félix, Rémi et Sarah sont belles ». Cela a aussi l’avantage de sonner plus naturel à l’oreille.
L’Office québécois de la langue française, quant à lui, privilégie le langage épicène. On dirait donc « la communauté étudiante » plutôt que « les étudiant.e.s » ou « les étudiants et les étudiantes », comme l’écriture inclusive le prescrit.
Les solutions abondent ; mais se buter et se plaindre, comme le font toujours les membres de l’Académie française, n’en est pas une.
Mon problème avec l’Académie française
L’Académie française, institution rétrograde vieille de près de quatre-cents ans et gardienne autoproclamée de la langue française, décrit l’écriture inclusive comme une « aberration » et un « redoublement de complexité ». Or, du même souffle, elle met en garde contre la perte de popularité – ou, à ses yeux, de pureté – de la langue française, la jugeant « en péril mortel ». Comment peut-elle vouloir protéger une langue tout en s’opposant si vertement à son évolution ? Qui est-elle pour parler au nom de « générations futures » dont elle ne sait rien ?
Le monde change à une vitesse ahurissante, et les cent dernières années ont vu l’avènement de changements sociaux sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Il va donc de soi que la langue doit emboîter le pas tôt ou tard. La francophonie d’aujourd’hui est plus diverse et plus flexible que jamais, et il est inévitable qu’elle va continuer de se transformer, peu importe ce qu’une quarantaine de Français.e.s séculaires en costumes de majordomes décrètent.
Force est d’admettre que la langue française n’a peut-être plus besoin de ses gardien.ne.s. Après tout, qui décide de la langue que nous parlons ? Ce ne sont pas des institutions élitistes, ni des gouvernements, ni des décrets ministériels, ni des dictionnaires, ni même des linguistes : c’est la population. C’est nous. Un mot n’est ajouté au dictionnaire que s’il se répand dans l’usage quotidien. Depuis quand une langue devrait-elle être contrôlée par un groupe sélect ? Ne devrait-elle pas plutôt servir la société ? D’autant plus que l’Académie française ne compte ni sociolinguiste ni lexicographe : ce ne sont que des femmes et hommes de lettres. De brillantes plumes, certes, mais loin de là des spécialistes en tendances de langage, et encore moins de bon.ne.s représentant.e.s des francophones moyen.ne.s.
C’est probablement pourquoi l’Académie en est encore à la neuvième édition de son dictionnaire, commencée en 1984 – la version précédente ayant été achevée en 1935. Aux dernières nouvelles, elle en serait encore à la lettre S.
Depuis six mois dessus F on travaille,
Et le destin m’auroit fort obligé,
S’il m’avait dit : Tu vivras jusqu’au G.
François Le Métel de Boisrobert, académicien du XVIIe siècle
Ne soyez donc pas surpris si les mots « karaoké », « chlamydia », « homophobie » et « manga » ne se trouvent pas dans cette fameuse neuvième édition. Trop modernes pour mesdames et messieurs de l’Académie ?
L’Académie française existe depuis 1635. La première femme membre, Marguerite Yourcenar, a été élue en 1980. Depuis, seulement sept autres femmes y ont siégé. Lorsque Dany Laferrière s’y est joint en 2015, il était, à soixante ans, le plus jeune académicien en vie, ainsi que le premier Québécois et le premier Haïtien.
Et c’est après eux que nous attendons pour parler le français que nous voulons ?
Comment va-t-iel ?
« Iel, iels (rare) : Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier (iel) et du pluriel (iels), employé pour évoquer une personne quel que soit son genre. »
C’est ce qu’on peut lire dans le Robert en ligne sous le pronom « iel » – car oui, il en fait partie depuis l’automne 2021, une décision naturelle de la part d’un dictionnaire lorsqu’un néologisme commence à être plus utilisé. Le Robert explique : « Il nous est apparu utile de préciser son sens pour celles et ceux qui le croisent, qu’ils souhaitent l’employer ou au contraire… le rejeter. » Il avance ensuite que l’ajout de certains mots à son dictionnaire « ne vaut évidemment pas assentiment ou adhésion au sens véhiculé par ces mots ».
Et pourtant, la francophonie s’est enflammée. Plusieurs s’indignent de se voir suggéré.e.s l’usage d’un néologisme ; d’autres nient tout bonnement l’existence des personnes non-binaires.
Je rappelle cependant qu’alors que les jeunes transgenres et non-binaires rapportent avoir deux fois plus d’idées noires que leurs pairs, l’utilisation des bons pronoms et du prénom choisi est associée à une diminution des tentatives de suicide de 65%.
Ce n’est pas grave, de ne pas tout comprendre de la réalité des personnes non-binaires. Cela dit, nous avons l’obligation de traiter tout le monde avec respect, même lorsque nous ne saisissons pas l’ampleur de ce qu’iels vivent. Et avec de telles statistiques, ce n’est plus une question de langage ou même d’idéologie, mais d’humanité. La pureté d’une langue ne devrait jamais prévaloir sur la survie de ses locuteurs.
Comprenez donc l’intérêt pour, notamment, les membres de la communauté LGBTQ+, de préférer l’anglais : le français n’est même pas adapté à leur vécu.
Par le peuple, pour le peuple
Le français, comme n’importe quelle autre langue du XXIe siècle, doit s’adapter à cette nouvelle conception du genre et du rôle de la femme en société. Que l’on s’identifie comme féministe ou pas, allié.e ou pas, la francophonie, elle, l’est résolument plus qu’il y a cent ans. Nous ne pouvons plus nous permettre de nous braquer devant de tels changements alors que le français est désormais la langue première parlée de seulement 58,4% des Montréalais.e.s.
Évidemment, les suggestions ne sont pas parfaites. Le pronom « iel » complique les accords. L’écriture inclusive peut être visuellement lourde. Il s’agit d’une transformation importante, et il est tout à fait pertinent d’en débattre. Cependant, nous devons cesser d’étouffer son évolution. Les changements se feront organiquement s’ils sont nécessaires. Les méthodes s’amélioreront. Et pour l’amour du ciel, au diable la pédanterie académicienne ! Le français devrait être fait par et pour le peuple. Autrement, il limite la capacité d’expression de la population, ce qui est contraire à l’objectif même d’une langue.
Dans son remarquable essai King Kong Théorie, Virginie Despentes, écrivaine et réalisatrice française, écrit : « Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. […] Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air. »
Tout foutre en l’air. À l’ère de la censure, du corporatisme sauvage et de l’extrémisme, ne serait-ce pas la bienvenue ? Oui, je vous invite au chaos et à la confusion, car ils sont nécessaires à toute remise en question. C’est pourquoi nous devons également nous donner droit au débat, aux questionnements et aux hésitations. L’erreur ne devrait pas être taboue. Comme l’a dit l’écrivaine québécoise Martine Delvaux, il faut « faire violence à la langue ». Une telle croisade, ça ne se fait pas sans trébucher.
Pour ne pas se perdre, le français doit changer. Pas le choix. Et si, comme avec la crise climatique, nous cessions de voir cette réforme comme un sacrifice et une obligation, mais plutôt comme une occasion en or pour la discussion et le progrès social ?
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Notes de bas de page
- En 1767, le grammairien et membre de l’Académie française Nicolas Beauzée a affirmé : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. »
- Ce texte, par exemple, utilise à la fois l’écriture inclusive et ses alternatives, pour varier ainsi qu’améliorer la lisibilité – comme quoi ces méthodes sont fonctionnelles et ne diminuent pas la qualité du langage.