Par Noah Boisjoli-Jebali
Le Kama sutra est connu pour ses illustrations salaces et son guide 101 des positions sexuelles – pourtant, cela ne constitue qu’un des sept livres de l’ouvrage. Ainsi traite-t-il également d’hygiène de vie, d’adultère, d’amour, de mariage, de travail du sexe, d’image de soi, et même de comment reconquérir un·e ex! Il s’agit d’un véritable b.a.-ba indien des infinies subtilités de l’amour – y compris celui entre personnes du même sexe.
En effet, le deuxième livre du Kama sutra décrit brièvement les rapports « entre certaines femmes du harem, lorsqu’elles sont amoureuses », ainsi qu’entre « les serviteurs mâles de certains hommes » et « leurs maîtres »1.
L’Inde ancienne reconnaissait également l’existence des hijras ou encore eunuques2, un terme plus archaïque. Le chapitre IX du deuxième livre du Kama sutra décrit longuement leur statut et leur rôle traditionnels :
Il y a deux sortes d’eunuques, les uns déguisés en hommes, les autres en femmes. Les eunuques déguisés en femmes imitent celles-ci en tout : costume, parler, gestes, gentillesse, timidité, douceur et modestie. (…) Ils mènent la vie des courtisanes, ceux surtout qui sont déguisés en femmes. (…) Les eunuques déguisés en hommes, et quand ils veulent exercer une profession, ils choisissent celle de masseur.
Ainsi, la communauté hijra est majoritairement constituée de personnes de sexe masculin ou intersexes3 qui se vêtissent de manière féminine et se maquillent. « Les hijras ont presque toutes une identité de genre féminin ; elles se sentent femmes », explique Mathieu Boisvert, professeur de sciences des religions à l’UQAM, dans son essai sur les hijras. Cela dit, de nos jours, la distinction entre les hijras et les femmes transgenres est complexe et nuancée. En effet, contrairement à la communauté transgenre, la communauté hijra est « dotée de sa propre structure hiérarchique », « se [définit] hors de et [a] accès à des pouvoirs surnaturels ». Du fait de ce rôle spirituel qui lui est associé ainsi que de sa représentation dans de nombreux textes sacrés, la communauté inspirait encore, à l’époque du Kama sutra, un certain respect mêlé de crainte.
Or, ce respect se mua vite en aversion lorsque la Grande-Bretagne colonisa l’Inde en 1858. Les Britanniques s’empressèrent aussitôt d’imposer la section 377 de leur code pénal sur les « délits contre la nature » (unnatural offences). Celle-ci sous-entendait que tout rapport sexuel qui ne permettait pas la procréation (les rapports homosexuels, par exemple) serait contre l’ordre de la nature, et donc délictueux :
Section 377. Délits contre la nature : Quiconque a de son propre gré un rapport charnel contre l’ordre de la nature avec un homme, une femme ou un animal sera puni de prison à vie, ou d’une peine d’emprisonnement dont la durée peut aller jusqu’à dix ans, et sera aussi susceptible de recevoir une amende.
En 1871, les Britanniques donnèrent le coup de grâce aux hijras et adoptèrent le Criminal Tribes Act, qui leur retira le droit au testament et à l’adoption et criminalisa leur présence en public. Le but? Éradiquer les hijras de la sphère sociale indienne. Bien sûr, elles ne cessèrent pas d’exister pour autant, mais elles furent, dès lors, encore plus marginalisés qu’elles ne l’étaient déjà. Ainsi, malgré leur décriminalisation en 1949, elles entretiennent encore des liens tendus avec les forces policières.
De nos jours, les hijras sont surtout connues pour leurs irruptions bruyantes dans les cérémonies de mariage et de naissance afin de bénir le couple ou le nouveau-né – et ce, qu’elles y soient invitées ou non. Dansant et chantant, elles ne quittent qu’une fois suffisamment rémunérées, sans quoi la bénédiction se change en malédiction et le premier garçon issu du mariage deviendra à son tour hijra.
Désormais davantage redoutées qu’admirées, plusieurs hijras dépendent encore du travail du sexe et de la mendicité pour survivre. En outre, de 50% à 80% d’entre elles seraient atteintes du virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Bien que la recherche à leur sujet soit lacunaire, il semblerait que la plupart décèdent très jeunes, souvent à la suite d’une maladie ou d’un suicide. Elles seraient un total de deux à quatre millions en Inde.
À titre de comparaison, au Canada, 27,7% des femmes transgenres sont atteintes du VIH – un taux qui serait d’autant plus élevé à Vancouver et à Montréal. Ce taux serait de 42% aux États-Unis – et de 62% pour les femmes transgenres noires – selon les Centres pour le contrôle des maladies (CDC). De plus, 15% des personnes transgenres ontariennes (hommes, femmes et personnes non-binaires confondu.e.s) ont déjà été ou sont présentement travailleuses du sexe.
Grâce au travail acharné des activistes, la communauté hijra et les personnes transgenres indiennes sont légalement reconnues comme appartenant à un troisième sexe depuis 2014. La Cour suprême indienne a également imposé des quotas en embauche et en éducation.
Notes
1) Dans la traduction française, l’acte en tant que tel est désigné du curieux nom de « congrès buccal ».
2) À l’origine, un eunuque était un homme castré.
3) Les Nations unies définissent les personnes intersexes comme « nées avec des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins ».
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